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Correspondance entre Guy de Maupassant et Marie Bashkirtseff
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Extraite du site de l'Association
des Amis de Guy de Maupassant
Extrait de la correspondance complète de Maupassant (du moins
celle qui nous est restée), vous trouverez ici, dans l'ordre chronologique,
celle échangée entre Maupassant et la jeune aristocrate
russe Marie Bashkirtseff :
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En mars 1884, alors qu'il se trouve à Cannes, Guy reçoit
une lettre d'une jeune femme désireuse de garder l'anonymat
: « Maintenant écoutez-moi bien, je resterai toujours
inconnue (pour tout de bon) et je ne veux même pas vous voir
de loin, votre tête pourrait me déplaire, qui sait ?
Je sais seulement que vous êtes jeune et que vous n'êtes
pas marié, deux points essentiels même dans le bleu
des nuages. Mais, je vous avertis que je suis charmante; cette douce
pensée vous encouragera à me répondre. »
Signature : Madame R.D.G., poste restante bureau de la Madeleine.
Guy a pu rêver sur l'identité de cette femme mystérieuse
qui souhaitait devenir sa confidente. Il a été intrigué
autant que séduit. Il engage d'ailleurs une correspondance
avec cette blonde Marie Bashkirtseff qui laisse derrière
elle un Journal dans lequel elle note ses réflexions sur
Guy dont le comportement oscille entre la curiosité, le plaisir
du badinage et l'exaspération née des conditions initiales
imposées par son énigmatique correspondante. L'échange
fut bref, de mars à mai 1884, et très vite, l'écrivain
adopte un ton un peu désinvolte :
« Vous pouvez être, il est vrai, une femme jeune et
charmante dont je serai heureux, un jour, de baiser les mains ?
Mais vous pouvez être aussi une vieille concierge nourrie
des romans d'Eugène Sue ?
Vous pouvez être une demoiselle de compagnie lettrée
et mûre et sèche comme un balai ?
Au fait, êtes-vous maigre ? Pas trop, n'est-ce pas ? Je serais
désolé d'avoir une correspondante maigre. Je me méfie
de tout avec les inconnues.
Êtes-vous une mondaine ? Une sentimentale ? ou simplement
une romanesque ? ou encore simplement une femme qui s'ennuie - et
qui se distrait. »
On le sent romanesque : ne répond-il pas à cette
femme dont il ignore tout, mais dont il peut espérer qu'elle
réponde à un idéal rêvé ? Avec
distance cependant, car le viveur épris de jouissances très
concrètes reparaît bien vite sous le galant badinage,
comme s'il se méfiait instinctivement de tout ce qui sort
des cadres habituels d'une séduction sans conséquence.
Extrait de « Maupassant, biographie,
étude de l'uvre » par Martin Pasquet, Classiques,
Albin Michel, 1993
Maupassant devinera pourtant l'identité de sa mystérieuse
correspondante. On ne sait pas s'il l'a réellement rencontrée :
il le nie dans une lettre datée du 10 novembre 1891 tandis
que certains témoignages affirment qu'ils se seraient rencontrés
à Nice. Ce qui est sûr en tout cas, c'est que Marie,
qui se savait phtisique et condamnée à l'époque
de cette correspondance, mourra six mois plus tard, le 31 octobre
1884, à 24 ans. Elle avait écrit son Journal dans
le but de survivre et avait pensé un moment faire de Maupassant
l'exécuteur testamentaire.
Vous trouverez plus de détails sur cette correspondance dans
les biographies de Maupassant, notamment celle d'Henri Troyat ou
celle, très complète, d'Armand Lanoux (Maupassant
le Bel-Ami). Quant à la correspondance, vous pouvez la retrouver,
avec quelques fac-similés et portraits de Marie, dans le
récent livre de Martine Reid Marie Bashkirtseff - Guy de
Maupassant, Correspondance (Actes Sud, 2000).
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De Marie Bashkirtseff à Guy de
Maupassant :
Mars 1884
Je vous lis avec presque-bonheur. Vous adorez les vérités
de la nature et vous y trouvez une poésie vraiment grande
tout en nous remuant par des détails de sentiments si profondément
humains
que nous nous y reconnaissons et vous aimons dun
amour égoïste. Cest une phrase ? Soyez indulgent,
le fond est sincère. Il est évident que je voudrais
vous dire des choses exquises et frappantes mais cest bien
difficile comme ça, tout de suite
Je le regrette dautant
plus que vous êtes assez remarquable pour quon rêve
très romanesquement de devenir la confidente de votre belle
âme si toutefois votre âme est belle.
Si votre âme nest pas belle et si vous « ne donnez
pas dans ces choses-là » je le regrette pour vous dabord,
ensuite je vous qualifie de fabricant de littérature et passe
!
Voilà un an que je suis sur le point de vous écrire
mais
plusieurs fois jai cru que je vous exagérais
et que ça ne valait pas la peine. Lorsque tout à coup,
il y a deux jours, je lis dans le Gaulois que quelquun
vous a honoré dune épître gracieuse et
que vous demandez ladresse de cette bonne personne pour lui
répondre
Je suis devenue tout de suite très
jalouse, vos mérites littéraires mont de nouveau
éblouie et me voici.
Maintenant écoutez-moi bien; je resterai toujours inconnue
(pour tout de bon) et je ne veux même pas vous voir de loin,
votre tête pourrait me déplaire, qui sait. Je sais
seulement que vous êtes jeune et que vous nêtes
pas marié, deux points essentiels même dans le bleu
des nuages
Mais je vous avertis que je suis charmante ; cette
douce pensée vous encouragera à me répondre.
Il me semble que si jétais homme je ne voudrais pas
de commerce même épistolaire avec une vieille anglaise
fagottée, quoiquen pense
Miss Hastings.
R. G. D. Bureau de la Magdeleine
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En 1888 par Nadar
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De Guy de Maupassant à Marie Bashkirtseff
:
Cannes, 1, rue du Redan.
Mars 1884.
Madame,
Ma lettre assurément, ne sera pas celle que vous attendez.
Je veux d'abord vous remercier de votre bonne grâce à
mon égard et de vos compliments aimables, puis nous allons
causer, en gens raisonnables.
Vous me demandez d'être ma confidente ? A quel titre ? Je
ne vous connais point. Pourquoi dirais-je, à vous, une inconnue,
dont l'esprit, les tendances et le reste peuvent ne point convenir
à mon tempérament intellectuel, ce que je peux dire,
de vive voix, dans l'intimité, aux femmes qui sont mes amies ?
Ne serait-ce point un acte d'écervelé, et d'inconstant
ami ?
Qu'est-ce que le mystère peut ajouter au charme des relations
par lettres ?
Toute la douceur des affections entre homme et femme (j'entends
des affections chastes) ne vient-elle pas surtout du plaisir de
se voir, et de causer en se regardant, et de retrouver, en pensée,
quand on écrit à l'amie, les traits de son visage
flottant entre vos yeux et ce papier ?
Comment même écrire des choses intimes, le fond de
soi, à un être dont on ignore la forme physique, la
couleur des cheveux, le sourire et le regard ?
Quel intérêt aurais-je à vous raconter «
j'ai fait ceci, j'ai fait cela », sachant que cela n'évoquera
devant vous que l'image des choses peu intéressantes, puisque
vous ne me connaîtrez point ?
Vous faites allusion à une lettre que j'ai reçue dernièrement,
elle était d'un homme qui me demandait un conseil. Voilà
tout.
Je reviens aux lettres d'inconnues. J'en ai reçu depuis deux
ans cinquante à soixante environ. Comment choisir entre ces
femmes la confidente de mon âme, comme vous dites ?
Quand elles veulent bien se montrer et faire connaissance comme
dans le monde des simples bourgeois, des relations d'amitié
et de confiance peuvent s'établir ; sinon pourquoi négliger
les amies charmantes qu'on connaît, pour une amie qui peut
être charmante, mais inconnue, c'est-à-dire qui peut
être désagréable, soit à nos yeux, soit
à notre pensée ? Tout cela n'est pas très galant,
n'est-ce pas ? Mais si je me jetais à vos pieds, pourriez-vous
me croire fidèle dans mes affections morales ?
Pardonnez-moi, Madame, ces raisonnements d'homme plus pratique que
poétique, et croyez-moi votre reconnaissant et dévoué
GUY DE MAUPASSANT
Pardon pour les ratures de ma lettre, je ne puis écrire
sans en faire et je n'ai point le temps de me recopier.
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De Marie Bashkirtseff à
Guy de Maupassant :
Mars 1884
Votre lettre, Monsieur, ne me surprend pas et je ne m'attendais
pas tout à fait à ce que vous semblez croire.
Mais d'abord je ne vous ai pas demandé d'être votre
confidente, ce serait un peu trop simple, et si vous avez le temps
de relire ma lettre, vous verrez que vous n'aviez pas daigné
saisir du premier coup le ton ironique et irrévérencieux
que j'ai employé à mon égard.
Vous m'indiquez aussi le sexe de votre autre correspondant, je vous
remercie de me rassurer, mais ma jalousie étant toute spirituelle,
cela m'importait peu.
Me répondre par des confidences, serait l'acte d'un écervelé,
attendu que vous ne me connaissez point ?... Serait-ce abuser de
votre sensibilité, Monsieur, que de vous apprendre à
brûle-pourpoint la mort du roi Henri IV ?
Répondre par des confidences, puisque vous avez compris que
je vous en demandais par retour du courrier, serait vous moquer
spirituellement de moi et si j'avais été à
votre place, je l'aurais fait, car je suis quelquefois très
gaie tout en étant souvent assez triste pour rêver
des épanchements par lettre avec un philosophe inconnu et
pour partager vos impressions sur le Carnaval. Tout à fait
bien et profondément sentie cette chronique, deux colonnes
qu'on relit trois fois, mais en revanche, quelle rengaine que l'histoire
de la vieille mère qui se venge des Prussiens ! (Ça
doit être de l'époque de la lecture de ma lettre.)
Pour ce qui est du charme que peut ajouter le mystère, tout
dépend des goûts... Que ça ne vous amuse pas,
bien, mais moi ça m'amuse follement, je le confesse en toute
sincérité de même que la joie enfantine causée
par votre lettre, telle quelle.
Du reste, si ça ne vous amuse pas, c'est que pas une de vos
correspondantes n'a su vous intéresser, voilà tout,
et si moi non plus je n'ai pas su frapper la note juste, je suis
trop raisonnable pour vous en vouloir.
Rien que 60 ? Je vous aurais cru plus obsédé... Avez-vous
répondu à toutes ?
Mon tempérament intellectuel peut ne pas vous convenir...
Vous seriez bien difficile... enfin je m'imagine que je vous connais
(c'est du reste l'effet que les romanciers produisent sur les petites
femmes un peu bêtes). Pourtant vous devez avoir raison.
Comme je vous écris avec la plus grande simplicité
(par suite du sentiment sus-indiqué), il se peut que j'aie
l'air d'une jeune personne sentimentale ou même d'une chercheuse
d'aventure... Ce serait bien vexant.
Ne vous excusez donc pas de votre manque de poésie, galanterie,
etc.
Décidément ma lettre était plate.
A mon très vif regret, en resterons-nous donc là ?
A moins qu'il me prenne envie quelque jour de vous prouver que je
ne méritais pas le nº 61.
Quant à vos raisonnements, ils sont bons mais partis à
faux. Je vous les pardonne donc et même les ratures et la
vieille et les Prussiens ! Soyez heureux !!!
Pourtant s'il ne vous fallait qu'un signalement vague, pour m'attirer
les beautés de votre vieille âme sans flair, on pourrait
dire par exemple : cheveux blonds, taille moyenne. Née entre
l'an 1812 et l'an 1863. Et au moral... Non, j'aurais l'air de me
vanter, et vous apprendriez, du coup que je suis de Marseille.
P.-S. Pardonnez-moi les taches et les ratures, etc. Mais je me suis
recopiée déjà trois fois.
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De Guy de Maupassant à Marie Bashkirtseff
:
Cannes, 1, rue du Redan.
Mars 1884.
Oui, Madame, une seconde lettre ! Cela m'étonne. J'éprouve
peut-être le désir vague de vous dire des impertinences.
Cela m'est permis puisque je ne vous connais point ; et bien non,
je vous écris parce que je m'ennuie abominablement !
Vous me reprochez d'avoir fait une rengaine avec la vieille femme
aux Prussiens, mais tout est rengaine. Je ne fais que cela ; je
n'entends que cela. Toutes les idées, toutes les phrases,
toutes les discussions, toutes les croyances sont des rengaines.
N'en est-ce pas une, et une forte, et une puérile d'écrire
à une inconnue ?
En somme, là-dedans, je suis un niais. Vous me connaissez
plus ou moins. Vous savez ce que vous faites et à qui vous
vous adressez ; on vous a dit ceci ou cela sur moi, du bien ou du
mal : peu importe. Quand même vous n'auriez rencontré
personne de mes relations qui sont larges, vous avez lu des articles
de journaux sur mon compte, portrait physique et portrait moral;
enfin vous vous amusez, très sûre de ce que vous
faites. Mais moi ?
Vous pouvez être, il est vrai, une femme jeune et charmante
dont je serai heureux, un jour, de baiser les mains ?
Mais vous pouvez être aussi une vieille concierge nourrie
des romans d'Eugène Sue ?
Vous pouvez être une demoiselle de compagnie lettrée
et mûre et sèche comme un balai ?
Au fait, êtes-vous maigre ? Pas trop, n'est-ce pas ? Je serais
désolé d'avoir une correspondante maigre. Je me méfie
de tout avec les inconnues.
J'ai été pris à des pièges ridicules.
Un pensionnat de jeunes filles a entretenu avec moi une correspondance
par la plume d'une sous-maîtresse. On se passait mes réponses
de main en main pendant les classes. La ruse était drôle
et m'a fait rire quand je l'ai sue - par la sous-maîtresse
elle-même.
Êtes-vous une mondaine ? Une sentimentale ? ou simplement
une romanesque ? ou encore simplement une femme qui s'ennuie - et
qui se distrait. Moi, voyez-vous, je ne suis nullement l'homme que
vous cherchez.
Je n'ai pas pour un sou de poésie. Je prends tout avec indifférence
et je passe les deux tiers de mon temps à m'ennuyer profondément.
J'occupe le troisième tiers à écrire des lignes
que je vends le plus cher possible en me désolant d'être
obligé de faire ce métier abominable qui m'a valu
l'honneur d'être distingué - moralement - par vous !
- Voilà des confidences - qu'en dites-vous, madame ?
Vous devez me trouver très sans gêne, pardonnez-moi.
Il me semble, en vous écrivant que je marche dans un souterrain
noir avec la crainte de trous devant mes pieds. Et je donne des
coups de canne au hasard pour sonder le sol.
Quel est votre parfum ?
Êtes-vous gourmande ?
Comment est votre oreille physique ?
La couleur de vos yeux ?
Musicienne ?
Je ne vous demande pas si vous êtes mariée. Si vous
l'êtes, vous me répondrez non. Si vous ne l'êtes
pas, vous me répondrez oui.
Je vous baise les mains, Madame.
GUY DE MAUPASSANT
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De Marie Bashkirtseff à Guy de
Maupassant :
Mars 1884
Vous vous ennuyez abominablement !
Ah ! cruel !! C'est pour ne point laisser d'illusion sur le motif
auquel je dois votre honorée du... qui, du reste, arrivée
à un moment propice, m'a charmée. Il est vrai que
je m'amuse, mais il n'est pas vrai que je vous connaisse tant que
cela; je vous jure que j'ignore votre couleur et vos dimensions
et que, comme homme privé, je ne vous entrevois que dans
les lignes dont vous me gratifiez et encore à travers pas
mal de malice et de pose.
Enfin, pour un pesant naturaliste vous n'êtes pas bête
et ma réponse serait un monde si je ne me pondérais
par amour-propre. Il ne faut pas vous laisser croire que tout mon
fluide passe là.
Nous allons d'abord liquider les rengaines, si vous voulez, ce sera
un peu long car vous m'en comblez, savez-vous ? Vous avez raison...
En gros.
Mais l'art consiste justement à nous faire avaler des rengaines
en nous charmant éternellement comme le fait la nature avec
son éternel soleil et sa vieille terre, et ses hommes bâtis
tous sur le même patron et animés d'à peu près
les mêmes sentiments... Mais..., il y a ainsi les musiciens
qui n'ont que quelques sons et les peintres qui n'ont que quelques
couleurs... Du reste, vous le savez mieux que moi et vous voulez
me faire poser. Comment donc, trop honorée...
Rengaine, soit ! La mère aux Prussiens en littérature
et Jeanne d'Arc en peinture.
Êtes-vous vraiment sûr qu'un malin (est-ce bien ça
?) n'y trouvera pas un côté neuf et émouvant...
Maintenant il est évident que comme chronique hebdomadaire,
c'est encore assez bon et ce que j'en dis... Et ces autres rengaines
sur votre si pénible métier ! Vous me prenez pour
une bourgeoise qui vous prend pour un poète et vous cherchez
à m'éclairer. George Sand s'est déjà
vantée d'écrire pour de l'argent et le laborieux Flaubert
a geint sur ses peines extrêmes. Allez, le mal qu'il s'est
donné se sent. Balzac ne s'est jamais plaint de cela, et
il était toujours enthousiaste de ce qu'il allait faire.
Quant à Montesquieu, si j'ose m'exprimer ainsi, son goût
pour l'étude fut si vif que s'il fut la source de sa gloire,
il fut aussi celle de son bonheur, comme dirait la sous-maîtresse
de votre fantastique pensionnat.
Pour ce qui est de vendre cher, c'est très bien, car il n'y
a jamais eu de gloire vraiment éclatante sans or, ainsi que
le dit le juif Baahron, contemporain de Job (fragments conservés
par le savant Spitzbube, de Berlin). Du reste tout gagne à
être bien encadré, la beauté, le génie
et même la foi. Dieu n'est-il pas venu en personne expliquer
à son serviteur Moise les ornements de son arche, recommandant
que les chérubins qui devaient le flanquer fussent en or
et d'un travail exquis.
Alors, comme ça, vous vous ennuyez, et vous prenez tout avec
indifférence et vous n'avez pas pour un sou de poésie !
... Si vous croyez me faire peur !
Je vous vois d'ici, vous devez avoir un assez gros ventre, un gilet
trop court en étoffe indécise et le dernier bouton
défait. Eh bien, vous m'intéressez quand même.
Je ne comprends pas seulement comment vous pouvez vous ennuyer ;
moi je suis quelquefois triste, découragée ou enragée,
mais m'ennuyer... jamais !
Vous n'êtes pas l'homme que je cherche ? Malheur ! (la voilà
la concierge) Vous seriez bien aimable en m'apprenant comment il
est fait, celui-là.
Je ne cherche personne, Monsieur, et j'estime que les hommes ne
doivent être que des accessoires pour les femmes fortes (la
vieille fille sèche).
Enfin je vais répondre à vos questions et avec une
grande sincérité car je n'aime pas me jouer de la
naïveté d'un homme de génie qui s'assoupit après
dîner en fumant son cigare.
Maigre ? Oh ! non, mais pas grasse non plus. Mondaine, sentimentale,
romanesque ? Mais comment l'entendez-vous ? Il me semble qu'il y
a place pour tout cela dans un même individu, tout dépend
du moment, de l'occasion, des circonstances. Je suis opportuniste
et surtout victime des contagions morales : ainsi il peut m'arriver
de manquer de poésie, tout comme vous.
Mon parfum ? Celui de la vertu. Vulgo aucun. Oui gourmande, ou plutôt
difficile.
L'oreille est petite, peu régulière, mais jolie, les
yeux gris. Oui, musicienne mais pas aussi pianiste que doit l'être
votre sous-maîtresse. Si je n'étais pas mariée
pourrai-je lire vos abominables livres ?
Êtes-vous satisfait de ma docilité ? Si oui, défaites
encore un bouton et pensez à moi pendant que le crépuscule
tombe. Si non... tant pis, je trouve qu'en voilà beaucoup
en échange de vos fausses confidences.
(En haut du feuillet, à lenvers
: )
Oserais-je vous demander quels sont vos musiciens et vos peintres
?
Et si j'étais homme ?
A cette lettre est joint un croquis représentant un gros
monsieur assoupi dans un fauteuil sous un palmier au bord de la
mer, une table, un bock, un cigare.
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De Guy de Maupassant à Marie Bashkirtseff
:
Cannes, 3 avril 1884
Madame, je viens de passer quinze jours à Paris, et comme
j'avais laissé à Cannes les indications cabalistiques
pour vous faire parvenir mes lettres, je n'ai pu vous répondre
plus tôt.
Et puis savez-vous, Madame, vous m'avez rudement effrayé
! Vous me citez coup sur coup, sans me prévenir, G. Sand,
Flaubert, Balzac, Montesquieu, le juif Baahron, Job et le savant
Spitzbube, de Berlin, et Moïse !
Oh ! maintenant je vous connais, beau masque, vous êtes un
professeur de sixième au lycée Louis-le-Grand, je
vous avouerai que je m'en doutais un peu, votre papier ayant une
vague odeur de tabac à priser. Donc, je vais cesser d'être
galant (l'étais-je ?) et je vais vous traiter en Universitaire,
c'est-à-dire en ennemi. Ah, vieux madré, vieux pion,
vieux rongeur de latin, vous avez voulu vous faire passer pour une
jolie femme ? Et vous allez m'envoyer vos essais, un manuscrit traitant
de l'Art et de la Nature, pour le présenter à quelque
Revue, et en parler dans quelque article !
Quelle chance que je ne vous aie point prévenu de mon passage
à Paris, j'aurais vu arriver chez moi, un matin, un vieux
homme râpé qui aurait posé son chapeau par terre
pour tirer de sa poche un rouleau de papier attaché avec
une ficelle. Et il m'aurait dit « Monsieur, je suis la dame
qui..... »
Et bien, monsieur le professeur, je vais cependant répondre
à quelques-unes de vos questions. Je commence par vous remercier
des détails bienveillants que vous me donnez sur votre physique
et sur vos goûts. Je vous remercie également pour le
portrait que vous avez fait de moi. Il est ressemblant, ma foi.
Je signale cependant quelques erreurs.
1º Moins de ventre.
2º Je ne fume jamais.
3º Je ne bois ni bière, ni vin, ni alcools. Rien que
de l'eau.
Donc la béatitude devant le bock n'est pas ma pose de prédilection.
Je suis plus souvent accroupi à l'orientale sur un divan.
Vous me demandez quel est mon peintre parmi les modernes ? Millet.
Mon musicien ? J'ai horreur de la musique !
Je préfère, en réalité une jolie femme
à tous les arts. Je mets un bon dîner, un vrai dîner
- le dîner rare presque sur le même rang qu'une jolie
femme.
Voilà ma profession de foi, monsieur le vieux professeur.
J'estime que lorsqu'on a une bonne passion, une passion capitale,
il faut lui laisser toute la place, lui sacrifier toutes les autres,
c'est ce que je fais.
J'avais deux passions. Il fallait en sacrifier une - j'ai un peu
sacrifié la gourmandise. Je suis devenu sobre comme un chameau,
mais difficile à ne plus savoir quoi manger.
Voulez-vous encore un détail. J'ai la passion des exercices
violents. J'ai soutenu de gros paris comme rameur, comme nageur
et comme marcheur.
Maintenant que je vous ai fait toutes ces confidences, Monsieur
le pion, parlez-moi de vous, de votre femme, puisque vous êtes
marié, de vos enfants. Avez-vous une fille ? Si oui, pensez
à moi je vous prie.
Je prie le divin Homère qu'il demande pour vous au Dieu que
vous adorez tous les bonheurs de la terre.
GUY DE MAUPASSANT
Je rentre à Paris dans quelques jours, 83, rue Dulong.
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De Marie Bashkirtseff à Guy de
Maupassant :
Infortuné Zoliste ! Mais c'est ravissant ! Si le Ciel était
juste, vous partageriez mon opinion. Il me semble que c'est non
seulement très amusant, mais qu'il pourrait y avoir là
des jouissances délicates, des choses vraiment intéressantes,
si seulement on était absolument sincère. Car enfin
quel est l'ami, homme ou femme, avec lequel il n'y ait quelque réserve
à faire ou quelque ménagement à garder ? Tandis
que des êtres abstraits !
N'être d'aucun pays, d'aucun monde, être vrai ! On arriverait
à des largeurs d'expressions à la Shakespeare...
Mais assez de mystification comme cela. Puisque vous savez tout,
je ne vous cacherai plus rien. Oui, Monsieur, j'ai l'honneur d'être
pion comme vous dites, et je vais vous le prouver par huit pages
d'admonestations... Trop malin pour apporter des manuscrits avec
des ficelles ostensibles, je vous ferai savourer mes doctrines à
petites doses.
J'ai profité, Monsieur, des loisirs de la semaine sainte
pour relire vos œuvres complètes... Vous êtes un gaillard,
c'est incontestable, je ne vous avais jamais lu en bloc et d'un
trait, l'impression est donc presque fraîche et cette impression...
Il y a de quoi mettre tous mes lycéens à l'envers
et troubler tous les couvents de la chrétienté.
Quant à moi qui ne suis pas pudique du tout, je suis confondu,
oui, Monsieur, confondu par cette tension de votre esprit vers le
sentiment que M. Alexandre Dumas fils nomme l'Amour. Cela deviendra
une monomanie et ce serait regrettable car vous êtes richement
doué et vos récits paysans sont bien tapés.
Je sais bien que vous avez fait une vie et que ce livre est empreint
d'un grand sentiment de dégoût, de tristesse, de découragement.
Ce sentiment qui fait pardonner autre chose, apparaît de temps
en temps dans vos écrits et fait croire que vous êtes
un être supérieur qui souffre de la vie. C'est ça
qui m'a fendu le coeur. Mais ce geint n'est, je pense, qu'un reflet
de Flaubert.
En somme, nous sommes de braves jobards et vous un bon farceur (le
voyez-vous ? l'avantage de ne pas se connaître) avec votre
solitude et vos êtres aux longs cheveux... L'Amour, c'est
encore avec ce mot-là qu'on accroche tout le monde. Oh !
là ! là ! Gil Blas où es-tu ? C'est en sortant
de lire un de vos articles dans ce journal, que j'ai lu l'Attaque
du moulin. Il m'a semblé entrer dans une magnifique forêt
qui embaume et où les oiseaux chantent. « Jamais une
paix plus large, n'était descendue sur un coin plus heureux
de nature. » Cette phrase magistrale rappelle les fameuses
quelques mesures du dernier acte de l'Africaine.
Mais vous abhorrez la musique, est-ce possible ?
On vous aura joué de la musique savante. Enfin... heureusement
que votre livre n'est pas encore fait, le livre où il y aura
une femme, oui, Monsieur, une femme et pas d'exercices violents.
En arrivant premier dans une course, vous ne serez toujours que
l'égal d'un cheval, et, quelque noble que ce soit cet animal,
c'en est un, jeune homme.
Permettez à un vieux latiniste de vous recommander le passage
où Salluste dit : Omnis homines qui sese student præstari,
etc., etc. Je le ferai aussi piocher à ma fille Anastasie,
on ne sait pas, vous vous rangerez peut-être...
La table, les femmes ! mais, jeune ami, prenez garde, cela tourne
à la gaudriole et ma qualité de pion devrait m'interdire
de vous suivre sur ce terrain brûlant.
Pas de musique, pas de tabac ? Diable !
Millet est bien, mais vous dites Millet comme le bourgeois dit Rafael.
Je vous conseille de regarder un petit moderne qui s'appelle Bastien-Lepage.
Allez rue de Sèze.
Quel âge avez-vous au juste ?
C'est sérieusement que vous prétendez préférer
les jolies femmes à tous les arts ? Vous vous fichez de moi.
Pardonnez l'incohérence de ce fragment, et ne me laissez
pas longtemps sans lettre.
Là-dessus, immense mangeur de femmes, je vous souhaite...
et me dis avec une sainte terreur votre dévoué serviteur.
SAVANTIN, JOSEPH
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De Guy de Maupassant à Marie Bashkirtseff
:
83, rue Dulong.
Mon cher Joseph, la morale de votre lettre est celle-ci, n'est-ce
pas ? Puisque nous ne nous connaissons nullement, ne nous gênons
point l'un vis à vis de l'autre et parlons franchement comme
deux compères.
Soit, je vais même vous donner l'exemple d'un abandon complet.
Au point où nous sommes, nous pouvons bien nous tutoyer n'est-ce
pas ? Donc je te tutoye, et si tu n'es pas content, zut !
Adresse-toi à Victor Hugo qui t'appellera : « Cher
poète ».
Sais-tu que pour un maître d'étude à qui sont
confiés de jeunes innocents, tu me dis des choses pas mal
roides. Quoi, tu n'es pas pudique du tout ? Ni dans tes lectures,
ni dans tes écrits, ni dans tes paroles, ni dans tes actions,
hein ? Je m'en doutais.
Et tu crois que quelque chose m'amuse ! Et que je me moque du public
? Mon pauvre Joseph, il n'y a pas sous le soleil d'homme qui s'embête
plus que moi. Rien ne me paraît valoir la peine d'un effort
ou la fatigue d'un mouvement. Je m'embête sans relâche,
sans repos et sans espoir, parce que je ne désire rien, je
n'attends rien, quant à pleurer des choses que je ne peux
pas changer, n'en attends que je sois gâteux. Aussi, puisque
nous sommes francs l'un vis à vis de l'autre, je te préviens
que voici ma dernière lettre parce que je commence à
en avoir assez.
Pourquoi est-ce que je continuerais à t'écrire ? Cela
ne m'amuse pas, cela ne peut rien me procurer d'agréable
dans l'avenir.
Alors ?
Je n'ai pas envie de te connaître. Je suis sûr que tu
es laid, et puis je trouve que je t'ai envoyé assez d'autographes
comme ça. Sais-tu que ça vaut de 10 à 20 sous
pièce, suivant le contenu. Tu en aurais au moins deux à
vingt sous. Veinard !
Et puis, je crois bien que je vais encore quitter Paris, je m'y
ennuie décidément plus encore qu'ailleurs. Je vais
aller à Étretat, pour changer, en profitant du moment
où je vais m'y trouver seul.
J'aime immodérément être seul. De cette façon
au moins, je m'embête sans parler.
Tu me demandes mon âge au juste. Étant né le
5 août 1850, je n'ai pas encore 34 ans. Es-tu content ? Vas-tu
pas me demander ma photographie maintenant? Je te préviens
que je ne te l'enverrai pas.
Oui, j'aime les jolies femmes, mais il y a des jours où j'en
suis rudement dégoûté.
Adieu, mon vieux Joseph, notre connaissance aura été
bien incomplète, bien courte. Que veux-tu ? Il vaut peut-être
mieux que nous ignorions nos binettes.
Donne-moi ta main, que je la serre cordialement en t'envoyant un
dernier souvenir.
GUY DE MAUPASSANT
Tu peux maintenant donner des renseignements sérieux sur
moi à ceux qui t'en demanderont. Grâce au mystère,
je me suis livré.
Adieu, Joseph !
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De Marie Bashkirtseff à Guy de
Maupassant :
Votre lettre sent trop bon. Il n'y avait pas besoin de tant de
parfum pour que j'en sois suffoquée. Ainsi, c'est là
ce que vous avez trouvé pour répondre à une
femme coupable tout au plus d'imprudence ? Joli.
Sans doute Joseph a tous les torts, c'est même pour cela qu'il
est si vexé. Mais il avait la tête remplie de toutes
les... légèretés de vos livres comme d'un refrain
dont on ne peut se défaire.
Pourtant je le blâme sévèrement, car il faut
être sûr de la courtoisie de son adversaire avant de
risquer des plaisanteries comme les siennes.
Enfin vous auriez pu, il me semble, l'humilier avec plus d'esprit.
Maintenant je vous dirai une chose incroyable et surtout que vous
ne croirez jamais et qui venant après coup n'a plus qu'une
valeur historique. Eh bien, c'est que, moi aussi, j'en avais assez.
A votre cinquième lettre j'étais refroidie1... La
satiété ?
Du reste je ne tiens qu'à ce qui m'échappe. Je devrais
donc tenir à vous maintenant ? Mais presque.
Pourquoi vous ai-je écrit ? On se réveille un beau
matin et l'on trouve qu'on est un être rare entouré
d'imbéciles. On se lamente sur tant de perles devant tant
de cochons.
Si j'écrivais à un homme célèbre, à
un homme digne de me comprendre ? Ce serait charmant, romanesque
et qui sait au bout d'une quantité de lettres ce serait peut-être
un ami, conquis dans des circonstances peu ordinaires. Alors on
se demande qui ? Et on vous choisit.
De pareilles correspondances ne sont possibles qu'à deux
conditions. La première est une admiration sans bornes chez
l'inconnu. De l'admiration sans bornes naît un courant de
empathie qui lui fait dire des choses, qui infailliblement touchent
et intéressent l'homme célèbre.
Aucune de ces conditions n'existe. Je vous ai choisi avec l'espoir
de vous admirer sans bornes plus tard ! Car, comme je le pensais,
vous êtes très jeune, relativement.
Je vous ai donc écrit en me montant la tête à
froid et j'ai fini par vous dire des « inconvenances »
et même des choses désobligeantes en admettant que
vous ayez daigné vous en apercevoir. Au point où nous
en sommes, comme vous dites, je puis bien avouer que votre infâme
lettre m'a fait passer une très mauvaise journée.
Je suis froissée comme si l'offense était réelle.
C'est absurde.
Adieu, avec plaisir.
Si vous les avez encore, renvoyez-moi mes autographes; quant aux
vôtres, je les ai déjà vendus, en Amérique,
un prix fou.
1 En fait, Maupassant n'avait encore envoyé
que quatre lettres.
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De Guy de Maupassant à Marie Bashkirtseff
:
La Guillette, Étretat.
Avril 1884
Madame, je vous ai donc vivement blessée ? Ne le niez pas.
J'en suis ravi. Et je vous en demande pardon bien humblement.
Je me demandais : qui est-ce ? Elle m'a écrit d'abord une
lettre sentimentale, une lettre de rêveuse, d'exaltée.
C'est une pose commune aux filles, est-ce une fille ? Beaucoup d'inconnues
sont des filles.
Alors, Madame, j'ai répondu dans un ton sceptique. Vous avez
été plus vite que moi et votre avant-dernière
lettre contenait des choses étranges. Je ne savais plus du
tout, d'ailleurs, de quelle nature vous pouvez être. Je me
disais toujours : Est-ce une femme masquée qui s'amuse, ou
une simple drôlesse ?
Vous savez le moyen indiqué pour reconnaître les femmes
du monde au bal de l'Opéra ? On les chatouille. Les filles
sont habituées à cela et disent simplement «
finissez ». Les autres se fâchent. Je vous ai pincée,
d'une façon fort inconvenante, je l'avoue ; et vous vous
êtes fâchée. - Maintenant je vous demande pardon,
d'autant plus qu'une phrase de votre lettre m'a fait beaucoup de
peine. « Vous dites que ma réponse infâme (ce
n'est pas infâme qui m'a touché) vous a fait passer
une mauvaise journée. »
Cherchez, Madame, des raisons subtiles qui ont pu m'affliger tant
à l'idée d'avoir fait passer une mauvaise journée
à une femme que je ne connais point.
Maintenant, croyez, Madame, que je ne suis ni aussi brutal, ni aussi
sceptique, ni aussi inconvenant que je l'ai paru, avec vous.
Mais j'ai, malgré moi, une grande méfiance de tout
mystère, de l'inconnue et des inconnues.
Comment voulez-vous que je dise une chose sincère à
la personne X... qui m'écrit anonymement, qui peut être
un ennemi (j'en ai) ou un simple farceur. Je me masque avec les
gens masqués. C'est de bonne guerre. Je viens de voir cependant
un petit coin de votre nature par ruse.
Encore pardon.
Je baise la main inconnue qui m'écrit.
Vos lettres, Madame, sont à votre disposition mais je ne
les remettrai qu'en vos mains. Ah ! je ferais pour cela le voyage
de Paris.
GUY DE MAUPASSANT
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De Marie Bashkirtseff à Guy de
Maupassant :
En vous écrivant encore je me ruine à jamais dans
votre esprit.
Mais ça m'est bien égal et puis c'est pour me venger.
Oh ! rien c'est pour qu'en vous racontant l'effet produit par votre
ruse pour reconnaître ma nature.
J'avais positivement peur d'envoyer à la poste, m'imaginant
des choses fantastiques. Cet homme devait clore la correspondance
par... je ménage votre modestie. Et en ouvrant l'enveloppe
je m'attendais à tout pour ne pas être saisie. Je l'ai
tout de même été mais agréablement.
Devant les doux accents d'un noble repentir
Me faut-il donc, seigneur, cesser de vous haïr ?
A moins que ce soit une autre ruse : flattée d'être
prise pour une femme du monde elle me la fera à la pose,
après avoir provoqué un document humain que je suis
bien aise d'expliquer comme ça.
Alors parce que je me suis fâchée ? Ce n'est peut-être
pas une preuve concluante, cher Monsieur.
Enfin, adieu ! je veux pardonner si vous y tenez, parce que je suis
malade et comme cela ne m'arrive jamais, j'en suis tout attendrie
sur moi, sur tout le monde, sur vous ! qui avez trouvé moyen
de m'être si profondément désagréable.
Je le nie d'autant moins que vous en penserez ce qu'il vous plaira.
Comment vous prouver que je ne suis ni un farceur, ni un ennemi
?
Et à quoi bon ?
Impossible non plus de vous jurer que nous sommes faits pour nous
comprendre. Vous ne me valez pas. Je le regrette. Rien ne me serait
plus agréable que de vous reconnaître toutes les supériorités.
A vous ou à un autre.
Pour avoir à qui parier. Votre dernier article était
intéressant et je voulais même, à propos de
jeune fille, vous adresser une question. Mais...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Pourtant, une petite niaiserie très délicate de votre
lettre m'a fait rêver. Vous avez été affligé
de m'avoir fait de la peine. C'est bête ou charmant, plutôt
charmant. Vous pouvez vous moquer de moi, je m'en moque. Oui, vous
avez eu là une pointe de romantisme à la Stendhal
tout bonnement, mais soyez tranquille vous n'en mourrez pas encore
cette fois.
Bonsoir.
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De Guy de Maupassant à Marie Bashkirtseff
(fin avril 1884)
:
83, rue Dulong.
Madame,
Je viens de passer une dizaine de jours en mer, et voilà
pourquoi je ne vous ai point répondu plus tôt. Me voici
revenu à Paris pour quelques semaines, avant de m'éloigner
pour l'été.
Décidément, Madame, vous n'êtes pas contente,
et vous me déclarez, pour me bien montrer votre irritation,
que je vous suis fort inférieur !
Oh ! Madame, si vous me connaissiez, vous sauriez que je n'ai aucune
prétention sous le rapport de la valeur morale, ou de la
valeur artistique. Au fond, je me moque de l'une comme de l'autre.
Tout m'est à peu près égal dans la vie, hommes,
femmes et événements. Voilà ma vraie profession
de foi ; et j'ajoute, ce que vous ne croirez pas, que je ne tiens
pas plus à moi qu'aux autres. Tout se divise en ennui, farce
et misère.
Vous dites que vous vous ruinez à jamais dans mon opinion
en m'écrivant encore. Pourquoi cela ? Vous avez eu le très
rare esprit de me confesser que vous étiez blessée
par ma lettre, de l'avouer d'une façon irritée, simple,
franche et charmante, qui m'a touché et ému.
Je vous ai fait mes excuses en vous disant mes raisons.
Vous m'avez encore répondu fort gentiment, sans désarmer,
tout en montrant presque de la bienveillance mêlée
encore de colère.
Quoi de plus naturel ?
Oh ! je sais bien que je vais vous inspirer maintenant une grosse
méfiance. Tant pis, vous ne voulez donc pas nous voir. On
sait plus de choses sur quelqu'un en l'écoutant parler cinq
minutes qu'en lui écrivant pendant dix ans.
Comment se fait-il que vous ne connaissez personne des gens que
je connais; car lorsque je passe par Paris je vais tous les soirs
dans le monde. Vous me diriez d'aller tel jour dans telle maison,
j'irais. Si je vous paraissais trop désagréable, vous
ne vous feriez point connaître.
Mais ne vous faites pas d'illusion sur ma personne.
Je ne suis ni beau, ni élégant, ni singulier. Cela,
d'ailleurs, doit vous être bien égal.
Allez-vous dans le monde orléaniste, bonapartiste ou républicain ?
Je connais les trois.
Voulez-vous me faire poser dans un musée, dans une église
ou dans une rue ?
En ce cas, je mettrais des conditions pour être sûr
de ne pas aller attendre une femme qui ne viendrait point. Que diriez-vous
d'un soir au théâtre sans vous faire connaître,
si vous voulez ?
Je vous dirais le numéro de ma loge où j'irais avec
des amis. Vous ne me diriez point celui de la vôtre. Et vous
pourriez m'écrire le lendemain « Adieu Monsieur »,
suis-je pas plus magnanime que les gardes françaises à
Fontenoy ?
Je vous baise les mains, Madame.
MAUPASSANT
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Dans le Nouveau journal inédit de
Marie Bashkirtseff, on trouve les lignes suivantes :
Dimanche 15 avril.
Je reste à la maison pour répondre à l'inconnu
(Guy de Maupassant), c'est-à-dire que c'est moi qui suis
une inconnue pour lui. Il m'a déjà répondu
trois fois. Ce n'est pas un Balzac qu'on adore complètement.
Maintenant, je regrette de ne pas m'être adressée à
Zola, mais à son lieutenant, qui a du talent et beaucoup.
C'est, parmi les jeunes, celui qui m'a plu. Je me suis réveillée,
un beau matin, avec le désir de faire apprécier par
un connaisseur les jolies choses que je sais dire; j'ai cherché
et choisi celui-là.
Vendredi 18.
Comme je le prévoyais, tout est rompu entre mon écrivain
et moi. Sa quatrième lettre est grossière et sotte...
Mercredi 23.
Rosalie m'apporte de la poste restante une lettre de Guy de Maupassant.
La cinquième est la mieux. Nous ne sommes donc plus fâchés.
Et puis, il a fait dans Le Gaulois une chronique ravissante.
Je me sens radoucie. C'est si amusant ! Cet homme que je ne connais
pas, occupe toutes mes pensées. Pense-t-il à moi ?
Pourquoi m'écrit-il ?...
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De Marie Bashkirtseff à Guy de
Maupassant :
14 Juin 1884
A M. Guy de Maupassant.
Je comprends vos défiances. Il est peu probable qu'une
femme comme il faut, jeune et jolie, s'amuse à vous écrire.
Est-ce ça ? Mais Monsieur... Allons, j'allais oublier que
c'est fini nous deux. Je crois que vous vous trompez. Et je suis
encore bonne de vous le dire car je vais cesser d'être intéressante,
si je l'ai jamais été. Vous allez voir comment.
Je me mets à votre place : « Une inconnue se dessine
à l'horizon ; si l'aventure est facile elle me répugne
; si il n'y a rien à faire, elle est inutile et m'ennuie
».
Je n'ai pas le bonheur d'être entre les deux et je vous en
avertis très gentiment puisque nous avons fait la paix.
Ce que je trouve très drôle, c'est de vous dire simplement
la vérité pendant que vous vous imaginez que je vous
mystifie.
Je ne vais pas dans le monde républicain, bien que républicaine
rouge.
Mais non, je ne veux pas vous voir.
Et vous, vous ne voulez donc pas d'un peu de fantaisie au milieu
de vos saletés parisiennes ? Pas d'amitié impalpable
? Je ne refuse pas de vous voir et je vais même m'arranger
pour cela sans vous en prévenir. Si vous saviez qu'on vous
regarde exprès vous auriez peut-être l'air bête.
Il faut éviter ça. Votre enveloppe terrestre m'est
indifférente, bien ; mais la mienne à vous ? Mettez
que vous ayez le mauvais goût de ne pas me trouver merveilleuse,
croyez-vous que je serais contente, quelque pures que soient mes
intentions ? Un jour, je ne dis pas, - je compte même vous
étonner un peu ce jour-là.
En attendant, si cela vous fatigue, ne nous écrivons plus.
Je me réserve pourtant le droit de vous écrire lorsqu'il
me passera des atrocités par la tête.
Vous vous défiez, c'est très naturel. Eh bien, je
vais vous donner un moyen de concierge pour vous assurer que je
n'en suis pas une. Ne riez pas seulement. Allez chez une somnambule
et faites-lui flairer ma lettre; elle vous dira mon âge,
la couleur de mes cheveux, ce qui m'entoure, etc. Vous écrirez
ce qu'elle aura révélé...
Ennui, farce, misère !... Ah ! Monsieur, c'est parfaitement
juste, même pour moi. Mais moi, c'est parce que je veux des
choses énormes que je n'ai pas... encore. Vous, ce doit être
pour le même motif.
Pas assez simple pour vous demander quel est votre rêve secret,
bien que ma maladie m'ait refait une candeur à la Chérie.
Quel naïf que ce vieux Japonais naturaliste en perruque Louis
XV !
Alors vous pensez qu'après avoir écrit, rien n'est
plus simple que de venir dire : c'est moi ? Je vous assure que ça
me gênerait beaucoup... On dit que vous n'appréciez
que les fortes femmes aux cheveux noirs. C'est vrai ?
Nous voir ? Laissez-moi donc vous charmer par ma... littérature
; vous y êtes bien arrivé, vous !
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De Marie Bashkirtseff à Guy de
Maupassant (avant le 20 juin 1884)
:
Monsieur,
Je ne voudrais pas être rasante et je sens que je le suis.
Je vous écris des stupidités, humiliée d'être
lâchée au bout de six lettres. J'ai relu ma dernière
(en personne d'ordre je garde mes copies) et je cherche en quoi
j'ai pu si brusquement vous déplaire. Suis-je assez humble ?
C'est que vos Surs Rondoli m'ont fait passer un bon moment,
c'est le pendant de Ce cochon de Morin. C'est de l'esprit et de
l'art. Et vos actions ont terriblement monté.
Connaissez-vous le rameau de Salzbourg ? Eh bien je cristallise
pour vous ! Je m'occupe de vous je suis fâchée quand
vous écrivez des choses médiocres et contente du contraire
comme si c'était moi.
Enfin... je vous ai adopté, je ne vous demande pas de m'écrire,
je sais bien que c'est romance, et puis si je suis peut-être
Héloïse vous n'êtes pas Abélard. C'est
égal, quand je vous ai écrit vous avez pensé
que voilà une femme attirée par... ce que vous aimez
le plus au monde et qui veut... s'amuser d'une façon originale.
Vous ne pouvez pas comprendre combien je m'amuse à écrire
tout au monde à un homme que je ne connais pas. Je voudrais
tellement vous intéresser beaucoup. Je vous ennuie ? Eh !
personne ne le saura, vous m'avez insultée, personne ne l'a
su. C'est un petit coin de monde à part.
Savez-vous ce que j'ai fait. Confuse devant ma femme de chambre
qui est revenue plusieurs fois bredouille de la poste, je me suis
adressée une lettre pour pouvoir l'envoyer encore voir. Il
n'y en aurait eu deux voilà tout... ça c'est enfant.
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