Cher Jean,
Printemps 1990
Je me souviens très bien de ma première rencontre
avec Eva et toi en 1955. J'avais 25 ans. Je tombai instantanément
amoureuse de votre travail. Votre atelier ressemblait à une
gigantesque pile de détritus en fer cachant des trésors
merveilleux.
Sur le mur du fond de votre atelier était suspendu un long
relief mobile noir et blanc. Il y avait un petit marteau frappant
une bouteille et de nombreuses petites roues métalliques
qui tournaient en tremblotant. Je n'avais jamais rien vu de pareil
et j'en étais folle.
Harry et moi n'avions pas beaucoup d'argent mais nous décidâmes
de l'acheter. Tu étais très content: Eva et toi aviez
à peine de quoi manger et travailler. Pour chauffer l'atelier
en hiver vous alliez voler le charbon dans les réserves de
l'hôpital adjacent à l'Impasse Ronsin où vous
viviez. Ton marchand en ce temps-là, achetait toute ta production,
en échange de quoi il ne te donnait même pas 100 dollars
par mois, de quoi crever de faim.
Dans l'atelier il y avait une échelle. Quand on la montait,
on avait une fantastique surprise. C'était l'espace d'Eva,
perché tout contre le ciel, où elle avait installé
son monde merveilleux à elle. Elle avait fait sa première
grande sculpture en tissu avec d'extraordinaires broderies. Elle
ferait bientôt mon portrait.
Tu aimais ma peinture, tu la pris au sérieux, et aussi mes
projets mal dessinés sur des petits bouts de papier. Je dessinais
des projets d'architecture que je te montrais. L'un d'eux était
une chapelle et tu dis que tu mettrais en mouvement toutes les sculptures
du chemin de croix.
Je te parlai de Gaudi et du Facteur Cheval que je venais de découvrir
et dont j'avais fait mes héros: ils représentaient
la beauté de l'homme, seul dans sa folie, sans aucun intermédiaire,
sans musée, sans galeries. Tu étais contre cette idée,
tu pensais que l'art doit être dans la société
et pas en dehors d'elle. Alors je te provoquai en te disant que
le Facteur Cheval était un bien plus grand sculpteur que
toi. « Je n'ai jamais entendu parler de cet idiot, dis-tu. Allons
le voir tout de suite. » Tu insistais. C'est ce que nous fîmes
et la découverte de ce créateur marginal t'apporta
une immense satisfaction. « Tu as raison. C'est un plus grand
sculpteur que moi. »
Tu fus séduit par la poésie et le fanatisme de ce
petit postier qui avait réalisé son rêve immense
et fou.
Jean, tu étais très beau. Tu marchais comme une panthère
et tu avais ces yeux magnétiques dont tu savais si bien te
servir. Un homme beau, sombre, dangereux.
J'aimais mon mari Harry Mathews et cela m'amusait de te voir avec
les autres femmes. Pour moi, tu étais un grand séducteur.
Tu me racontas toutes tes techniques pour séduire les femmes.
Par exemple, comme tu n'avais pas un rond, souvent tu allais vers
une femme dans un café et tu disais : « Pourriez vous
m'offrir un café? » Les femmes aimaient rendre service
à un artiste dans le besoin.
Eva et toi formiez un couple unique. L'un aussi original que l'autre.
Eva avait un jeune amoureux de 16 ans qui vivait avec vous et ta
petite amie préférée aimait beaucoup Eva. Il
y avait une grande complicité entre vous et un grand amour
que vous viviez, chacun à sa façon.
Entre toi et moi s'était nouée une solide amitié,
fondée sur notre passion mutuelle pour l'art. Aussi, quand
en 1955 je voulus faire ma première sculpture, tout naturellement
je t'ai demandé de souder une structure en fer sur laquelle
je mettrais du plâtre. Tu empruntas quelques bouteilles à
oxygène. A cette époque, tu ne soudais pas encore.
La sculpture ressemblait à un arbre devenu fou. Dans ses
branches étaient collés toutes sortes d'objets y compris
des appâts pour poissons munis de plumes multicolores, des
papiers bariolés, et de la peinture. Comme base pour la sculpture
je m'étais servie de la cheminée de mes deux petits
enfants, Laura et Philip. Ma première sculpture serait pour
eux. Malheureusement, un ami sculpteur qui loua plus tard l'appartement
crut bon de la démolir.
C'est autour de 1959 que tu me parlas d'Yves Klein, de Marcel Duchamp
et de Daniel Spoerri. Jusque là, Hugh Weiss avait été
mon mentor. Il m'encouragea à ne pas aller dans une école
d'art. Je lui fis confiance. Les nombreux musées et cathédrales
que j'ai visités furent mes écoles.
A la même époque il y eut une énorme exposition
d'art américain à Paris. Pour la première fois
je voyais des Jackson Pollock, des de Kooning, etc..
J'étais complètement bouleversée. Mes peintures
soudain me semblaient bien petites. J'allais avoir ma première
grande crise artistique. Je la résoudrais comme je le ferais
toujours à l'avenir: par la métamorphose.
Je me mis à créer des reliefs de paysages imaginaires
avec des objets. J'avais abandonné la peinture à l'huile
et utilisais la gouache et les peintures laquées; j'achetais
des jouets, trouvais des objets au marché aux puces. La plupart
étaient des objets de violence comme une hache, des couteaux,
des fusils. Parfois je me servais d'autres choses, comme d'une chaussure.
C'était chouette, excitant. J'aimais cette nouvelle manière,
immédiate, de m'exprimer au lieu des mois de lent et patient
travail sur mes peintures à l'huile.
Je t'ai montré mon nouveau travail, Jean; tu as beaucoup
aimé. Tu m'emmenas voir ce que faisait Daniel Spoerri et
cela me fascina: il capturait la vie en collant les objets sur les
tables où l'on avait mangé. Cette attitude envers
l'art, nouvelle pour moi, était très stimulante. Tu
me présentas à Arman et à Yves Klein.
Un jour je me disputai avec Daniel Spoerri. Quand il vit un de
mes reliefs sur lequel j'avais placé des clous pour représenter
une fusée, il me dit : « Pourquoi ne pas avoir mis une
vraie fusée? » Cela faisait partie de la philosophie
des Nouveaux Réalistes de n'utiliser que des objets trouvés.
Et cela m'ennuyait. Pourquoi avoir des règles? Pour lui c'était
une gifle. Apparemment je fis mouche.
A cette époque aussi j'ai rencontré les peintres
Joan Mitchell et Jean-Paul Riopelle. J'étais mortifiée
que Joan ne me prenne pas au sérieux comme artiste. Pour
elle, j'étais une femme mariée qui peignait. Je n'avais
pas de galerie donc je n'étais pas une professionnelle. En
me traitant comme l'épouse d'un écrivain, Joan enflamma
mon ambition et mon désir de m'affirmer à la face
du monde. Je pensais que ma peinture était bien aussi bonne
que la sienne et celle de ses amis et je voulais leur prouver que
j'existais.
Rencontrer ce groupe d'artistes nourrit mon désir de vivre
l'aventure artistique à fond, en dehors du merveilleux équilibre
que j'avais trouvé entre mon travail, Harry et mes enfants.
Je dois beaucoup à Joan Mitchell, c'est la personne qui m'a
poussée à vivre mon art jusqu'au bout.
Je ne me suis jamais ennuyée avec Harry durant les onze
années où nous avons vécu ensemble. J'aimais
mes enfants et mon travail, ma vie était pleine. Un refrain
pourtant me traversait la tête de temps en temps : « Paradis »...
Mais comme j'aimerais descendre en ENFER! Et tu connais l'ENFER!
Je ne souhaitais pas y rester mais je voulais plonger dans les PROFONDEURS.
Parfois je rêvais de quitter cette vie presque parfaite que
j'avais eu tant de mal à construire avec Harry. Je commençais
à lui parler de séparation, de vivre seule pendant
un an ou deux, d'aller au bout de mes possibilités en tant
qu'artiste. J'avais besoin de solitude.
Harry n'était pas heureux mais il ne fit jamais rien pour
me retenir. Contre moi il aurait pu utiliser de nombreuses armes,
comme celle des enfants. Peut-être avait-il trop de respect
pour moi et mon art, pour le faire.
J'eus une brève aventure avec un artiste connu à
l'époque. Il ne me lâchait pas. Il était marié
ou en tout cas vivait avec quelqu'un; sa spécialité
était de briser les ménages et de séduire les
femmes de ses amis. Je n'avais pas vraiment d'amour pour lui mais
il me tenait d'une certaine façon. Je n'aimais pas cette
dépendance alors j'achetai une arme pour le tuer symboliquement.
Il n'y avait pas de balle dans le revolver que je portais dans mon
sac à main mais je me sentais mieux.
Un jour j'eus l'idée de faire son portrait. J'achetai une
cible dans un magasin de jouets, une cible pour lancer des fléchettes,
et je lui demandai de me donner une de ses chemises. Je mis une
cravate à la chemise et collais le tout sur du bois. Je l'appelais
« Portrait of my Lover ». Je commençai à prendre
plaisir à lui lancer des flèches à la tête.
Peu à peu je me détachai de lui. Thérapie réussie.
Tu vins un jour dans mon studio avec Daniel Spoerri. Vous avez
vu ce relief, en étiez fous tous les deux et vous avez immédiatement
décidé de le montrer dans une exposition consacrée
aux Nouveaux Réalistes. J'étais aux anges.
L'agressivité qui était en moi commençait
à sortir; une nuit à la Coupole, qui n'était
encore qu'un café-brasserie fréquenté par les
artistes de Paris, je dînais avec Jean-Paul Riopelle et Joan
Mitchell. Giacometti était à la table. Plus tard arriva
Saul Steinberg. La soirée était assez avancée.
Il commença à s'intéresser à moi de
façon trop évidente. Cela ne me plut pas, je me sentais
humiliée par son attention exagérée. Pourtant
j'aimais ses grandes moustaches. Il était habillé
avec extravagance et raffinement. Il portait une superbe cape grise.
Une violence soudaine et incontrôlable s'empara de moi, j'attrapai
un verre de bière sur la table et le lui lançai à
la figure. Giacometti était si enchanté de mon geste
qu'il me serra dans ses bras, m'embrassa sur la bouche et passa
quatre ou cinq heures à me parler.
Giacometti parlait d'art et il parlait de sa haine pour Picasso.
J'ai toujours été une grande admiratrice de Picasso
et me suis toujours étonnée de la haine qu'il éveillait
chez beaucoup d'artistes d'envergure. Picasso était très
important pour moi. J'aimais son immense liberté avec les
matériaux et sa recherche perpétuelle. Sa manière
de changer de style me stimulait. Mais pour tout le monde, à
l'époque, c'était Duchamp OUI, Picasso NON. J'ai toujours
aimé les deux et Matisse aussi.
Je me mis à faire passer ma violence dans mon uvre.
Je fis des reliefs de mort et de désolation. L'un d'eux incluait
le revolver que j'avais acheté pour tuer symboliquement mon
amant. Dans ces reliefs la lune était toujours noire, avec
des images de violence. Oui, je commençais ma descente aux
enfers.
Je me mis à vivre seule. Harry, généreusement,
achetait mes peintures, ce qui me permit de vivre, très modestement.
Je pouvais travailler toute la journée dans mon atelier sans
avoir besoin de chercher un autre job.
Cela semblait logique que les enfants restent avec Harry puisque
je n'avais pas assez d'argent pour m'occuper d'eux. Tous les trois,
j'allais les voir souvent.
Daniel Spoerri commença à me faire la cour. Je n'étais
pas indifférente à son charme. Il ressemblait à
Louis Jouvet que je trouvais séduisant. Tu étais le
meilleur ami de Daniel et je remarquai que tu n'aimais pas beaucoup
son manège.
Eva et toi vous étiez séparés. Eva était
sur le point de rejoindre à New York Billy Klüver, un
scientifique brillant et plutôt fou. Deux jours avant son
départ je lui présentai un grand ami à moi,
Sam Mercer, avocat et peintre. Il était original, surprenant,
plein de charme. Ce fut le coup de foudre. Elle décida de
rester en France et de vivre avec Sam. Une semaine plus tard, elle
emménageait chez Sam. J'en fus très heureuse, n'aimant
pas l'idée qu'Eva s'en aille vivre si loin. J'étais
fière aussi de mon rôle d'entremetteuse.
Je te voyais souvent à cette époque, Jean. Tu venais
me chercher pour m'emmener à la ferraille et choisir avec
toi les pièces qui t'excitaient. Nous poursuivions nos interminables
discussions sur l'art. Tu parlais beaucoup des Dadaïstes. Yves
Klein et toi considériez les expressionnistes abstraits comme
des ennemis à abattre. Tu voulais que votre vision de l'univers
remplace la leur.
Le jour de mes trente ans, le 29 octobre 1960, Harry m'avait acheté
une merveilleuse veste en agneau blanc bouclé dont j'étais
folle. Tu vins me voir avec Daniel. Je vous montrai la veste. Daniel
m'invita aussitôt à dîner. J'acceptai avec plaisir,
me demandant s'il serait mon prochain amant. Dès qu'il eût
le dos tourné, tu vins vers moi, Jean, et tu dis :
- Je t'interdis de sortir avec lui. Moi, très surprise :
- Mais pourquoi?
- Parce que je veux que tu dînes avec moi.
Je ne voulais pas briser une amitié entre vous, ni que Daniel
brise notre amitié à nous deux.
-O. K., mais qu'est-ce que je lui raconte?
- Tu n'as qu'à mentir, invente n'importe quoi.
Je vis que dans tes yeux quelque chose avait changé. Tu me
regardais différemment. Je te demandais:
- Que se passe-t-il? Que t'arrive-t-il?
- Je ne peux pas supporter l'idée qu'il sorte avec toi dans
ce merveilleux manteau. Ca me plaît encore moins que l'idée
qu'il te touche...
Deux jours plus tard je n'ai plus résisté à
tes yeux. Tu me regardais de cette nouvelle façon que je
trouvais très troublante. On ne se quitta plus.
Je voulais être indépendante, LIBRE. Je n'avais pas
l'intention de refaire un couple. Je me voyais plutôt comme
une grande séductrice de l'art vivant de multiples aventures
puis retournant éventuellement à Harry un ou deux
ans plus tard.
Mais la vie n'est jamais comme on l'imagine. Elle vous surprend,
vous étonne, elle vous fait rire ou pleurer quand vous ne
vous y attendez pas.
Traduction Marie Chaix
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