Lettre de Niki de Saint Phalle « à Jean Tinguely »


Niki de Saint Phalle et Jasper Johns 1961
1961, avec Jasper Johns

Cher Jean,

Printemps 1990

Je me souviens très bien de ma première rencontre avec Eva et toi en 1955. J'avais 25 ans. Je tombai instantanément amoureuse de votre travail. Votre atelier ressemblait à une gigantesque pile de détritus en fer cachant des trésors merveilleux.

Sur le mur du fond de votre atelier était suspendu un long relief mobile noir et blanc. Il y avait un petit marteau frappant une bouteille et de nombreuses petites roues métalliques qui tournaient en tremblotant. Je n'avais jamais rien vu de pareil et j'en étais folle.
Harry et moi n'avions pas beaucoup d'argent mais nous décidâmes de l'acheter. Tu étais très content: Eva et toi aviez à peine de quoi manger et travailler. Pour chauffer l'atelier en hiver vous alliez voler le charbon dans les réserves de l'hôpital adjacent à l'Impasse Ronsin où vous viviez. Ton marchand en ce temps-là, achetait toute ta production, en échange de quoi il ne te donnait même pas 100 dollars par mois, de quoi crever de faim.

Dans l'atelier il y avait une échelle. Quand on la montait, on avait une fantastique surprise. C'était l'espace d'Eva, perché tout contre le ciel, où elle avait installé son monde merveilleux à elle. Elle avait fait sa première grande sculpture en tissu avec d'extraordinaires broderies. Elle ferait bientôt mon portrait.

Tu aimais ma peinture, tu la pris au sérieux, et aussi mes projets mal dessinés sur des petits bouts de papier. Je dessinais des projets d'architecture que je te montrais. L'un d'eux était une chapelle et tu dis que tu mettrais en mouvement toutes les sculptures du chemin de croix.

Je te parlai de Gaudi et du Facteur Cheval que je venais de découvrir et dont j'avais fait mes héros: ils représentaient la beauté de l'homme, seul dans sa folie, sans aucun intermédiaire, sans musée, sans galeries. Tu étais contre cette idée, tu pensais que l'art doit être dans la société et pas en dehors d'elle. Alors je te provoquai en te disant que le Facteur Cheval était un bien plus grand sculpteur que toi. « Je n'ai jamais entendu parler de cet idiot, dis-tu. Allons le voir tout de suite. » Tu insistais. C'est ce que nous fîmes et la découverte de ce créateur marginal t'apporta une immense satisfaction. « Tu as raison. C'est un plus grand sculpteur que moi. »

Tu fus séduit par la poésie et le fanatisme de ce petit postier qui avait réalisé son rêve immense et fou.

Jean, tu étais très beau. Tu marchais comme une panthère et tu avais ces yeux magnétiques dont tu savais si bien te servir. Un homme beau, sombre, dangereux.

J'aimais mon mari Harry Mathews et cela m'amusait de te voir avec les autres femmes. Pour moi, tu étais un grand séducteur. Tu me racontas toutes tes techniques pour séduire les femmes. Par exemple, comme tu n'avais pas un rond, souvent tu allais vers une femme dans un café et tu disais : « Pourriez vous m'offrir un café? » Les femmes aimaient rendre service à un artiste dans le besoin.

Eva et toi formiez un couple unique. L'un aussi original que l'autre. Eva avait un jeune amoureux de 16 ans qui vivait avec vous et ta petite amie préférée aimait beaucoup Eva. Il y avait une grande complicité entre vous et un grand amour que vous viviez, chacun à sa façon.

Entre toi et moi s'était nouée une solide amitié, fondée sur notre passion mutuelle pour l'art. Aussi, quand en 1955 je voulus faire ma première sculpture, tout naturellement je t'ai demandé de souder une structure en fer sur laquelle je mettrais du plâtre. Tu empruntas quelques bouteilles à oxygène. A cette époque, tu ne soudais pas encore.

La sculpture ressemblait à un arbre devenu fou. Dans ses branches étaient collés toutes sortes d'objets y compris des appâts pour poissons munis de plumes multicolores, des papiers bariolés, et de la peinture. Comme base pour la sculpture je m'étais servie de la cheminée de mes deux petits enfants, Laura et Philip. Ma première sculpture serait pour eux. Malheureusement, un ami sculpteur qui loua plus tard l'appartement crut bon de la démolir.

C'est autour de 1959 que tu me parlas d'Yves Klein, de Marcel Duchamp et de Daniel Spoerri. Jusque là, Hugh Weiss avait été mon mentor. Il m'encouragea à ne pas aller dans une école d'art. Je lui fis confiance. Les nombreux musées et cathédrales que j'ai visités furent mes écoles.

A la même époque il y eut une énorme exposition d'art américain à Paris. Pour la première fois je voyais des Jackson Pollock, des de Kooning, etc..

J'étais complètement bouleversée. Mes peintures soudain me semblaient bien petites. J'allais avoir ma première grande crise artistique. Je la résoudrais comme je le ferais toujours à l'avenir: par la métamorphose.

Je me mis à créer des reliefs de paysages imaginaires avec des objets. J'avais abandonné la peinture à l'huile et utilisais la gouache et les peintures laquées; j'achetais des jouets, trouvais des objets au marché aux puces. La plupart étaient des objets de violence comme une hache, des couteaux, des fusils. Parfois je me servais d'autres choses, comme d'une chaussure. C'était chouette, excitant. J'aimais cette nouvelle manière, immédiate, de m'exprimer au lieu des mois de lent et patient travail sur mes peintures à l'huile.

Je t'ai montré mon nouveau travail, Jean; tu as beaucoup aimé. Tu m'emmenas voir ce que faisait Daniel Spoerri et cela me fascina: il capturait la vie en collant les objets sur les tables où l'on avait mangé. Cette attitude envers l'art, nouvelle pour moi, était très stimulante. Tu me présentas à Arman et à Yves Klein.

Un jour je me disputai avec Daniel Spoerri. Quand il vit un de mes reliefs sur lequel j'avais placé des clous pour représenter une fusée, il me dit : « Pourquoi ne pas avoir mis une vraie fusée? » Cela faisait partie de la philosophie des Nouveaux Réalistes de n'utiliser que des objets trouvés. Et cela m'ennuyait. Pourquoi avoir des règles? Pour lui c'était une gifle. Apparemment je fis mouche.

A cette époque aussi j'ai rencontré les peintres Joan Mitchell et Jean-Paul Riopelle. J'étais mortifiée que Joan ne me prenne pas au sérieux comme artiste. Pour elle, j'étais une femme mariée qui peignait. Je n'avais pas de galerie donc je n'étais pas une professionnelle. En me traitant comme l'épouse d'un écrivain, Joan enflamma mon ambition et mon désir de m'affirmer à la face du monde. Je pensais que ma peinture était bien aussi bonne que la sienne et celle de ses amis et je voulais leur prouver que j'existais.

Rencontrer ce groupe d'artistes nourrit mon désir de vivre l'aventure artistique à fond, en dehors du merveilleux équilibre que j'avais trouvé entre mon travail, Harry et mes enfants. Je dois beaucoup à Joan Mitchell, c'est la personne qui m'a poussée à vivre mon art jusqu'au bout.

Je ne me suis jamais ennuyée avec Harry durant les onze années où nous avons vécu ensemble. J'aimais mes enfants et mon travail, ma vie était pleine. Un refrain pourtant me traversait la tête de temps en temps : « Paradis »... Mais comme j'aimerais descendre en ENFER! Et tu connais l'ENFER! Je ne souhaitais pas y rester mais je voulais plonger dans les PROFONDEURS.

Parfois je rêvais de quitter cette vie presque parfaite que j'avais eu tant de mal à construire avec Harry. Je commençais à lui parler de séparation, de vivre seule pendant un an ou deux, d'aller au bout de mes possibilités en tant qu'artiste. J'avais besoin de solitude.

Harry n'était pas heureux mais il ne fit jamais rien pour me retenir. Contre moi il aurait pu utiliser de nombreuses armes, comme celle des enfants. Peut-être avait-il trop de respect pour moi et mon art, pour le faire.

J'eus une brève aventure avec un artiste connu à l'époque. Il ne me lâchait pas. Il était marié ou en tout cas vivait avec quelqu'un; sa spécialité était de briser les ménages et de séduire les femmes de ses amis. Je n'avais pas vraiment d'amour pour lui mais il me tenait d'une certaine façon. Je n'aimais pas cette dépendance alors j'achetai une arme pour le tuer symboliquement. Il n'y avait pas de balle dans le revolver que je portais dans mon sac à main mais je me sentais mieux.

Un jour j'eus l'idée de faire son portrait. J'achetai une cible dans un magasin de jouets, une cible pour lancer des fléchettes, et je lui demandai de me donner une de ses chemises. Je mis une cravate à la chemise et collais le tout sur du bois. Je l'appelais « Portrait of my Lover ». Je commençai à prendre plaisir à lui lancer des flèches à la tête. Peu à peu je me détachai de lui. Thérapie réussie.

Tu vins un jour dans mon studio avec Daniel Spoerri. Vous avez vu ce relief, en étiez fous tous les deux et vous avez immédiatement décidé de le montrer dans une exposition consacrée aux Nouveaux Réalistes. J'étais aux anges.

L'agressivité qui était en moi commençait à sortir; une nuit à la Coupole, qui n'était encore qu'un café-brasserie fréquenté par les artistes de Paris, je dînais avec Jean-Paul Riopelle et Joan Mitchell. Giacometti était à la table. Plus tard arriva Saul Steinberg. La soirée était assez avancée. Il commença à s'intéresser à moi de façon trop évidente. Cela ne me plut pas, je me sentais humiliée par son attention exagérée. Pourtant j'aimais ses grandes moustaches. Il était habillé avec extravagance et raffinement. Il portait une superbe cape grise. Une violence soudaine et incontrôlable s'empara de moi, j'attrapai un verre de bière sur la table et le lui lançai à la figure. Giacometti était si enchanté de mon geste qu'il me serra dans ses bras, m'embrassa sur la bouche et passa quatre ou cinq heures à me parler.

Giacometti parlait d'art et il parlait de sa haine pour Picasso. J'ai toujours été une grande admiratrice de Picasso et me suis toujours étonnée de la haine qu'il éveillait chez beaucoup d'artistes d'envergure. Picasso était très important pour moi. J'aimais son immense liberté avec les matériaux et sa recherche perpétuelle. Sa manière de changer de style me stimulait. Mais pour tout le monde, à l'époque, c'était Duchamp OUI, Picasso NON. J'ai toujours aimé les deux et Matisse aussi.

Je me mis à faire passer ma violence dans mon œuvre. Je fis des reliefs de mort et de désolation. L'un d'eux incluait le revolver que j'avais acheté pour tuer symboliquement mon amant. Dans ces reliefs la lune était toujours noire, avec des images de violence. Oui, je commençais ma descente aux enfers.

Je me mis à vivre seule. Harry, généreusement, achetait mes peintures, ce qui me permit de vivre, très modestement. Je pouvais travailler toute la journée dans mon atelier sans avoir besoin de chercher un autre job.

Cela semblait logique que les enfants restent avec Harry puisque je n'avais pas assez d'argent pour m'occuper d'eux. Tous les trois, j'allais les voir souvent.

Daniel Spoerri commença à me faire la cour. Je n'étais pas indifférente à son charme. Il ressemblait à Louis Jouvet que je trouvais séduisant. Tu étais le meilleur ami de Daniel et je remarquai que tu n'aimais pas beaucoup son manège.

Eva et toi vous étiez séparés. Eva était sur le point de rejoindre à New York Billy Klüver, un scientifique brillant et plutôt fou. Deux jours avant son départ je lui présentai un grand ami à moi, Sam Mercer, avocat et peintre. Il était original, surprenant, plein de charme. Ce fut le coup de foudre. Elle décida de rester en France et de vivre avec Sam. Une semaine plus tard, elle emménageait chez Sam. J'en fus très heureuse, n'aimant pas l'idée qu'Eva s'en aille vivre si loin. J'étais fière aussi de mon rôle d'entremetteuse.

Je te voyais souvent à cette époque, Jean. Tu venais me chercher pour m'emmener à la ferraille et choisir avec toi les pièces qui t'excitaient. Nous poursuivions nos interminables discussions sur l'art. Tu parlais beaucoup des Dadaïstes. Yves Klein et toi considériez les expressionnistes abstraits comme des ennemis à abattre. Tu voulais que votre vision de l'univers remplace la leur.

Le jour de mes trente ans, le 29 octobre 1960, Harry m'avait acheté une merveilleuse veste en agneau blanc bouclé dont j'étais folle. Tu vins me voir avec Daniel. Je vous montrai la veste. Daniel m'invita aussitôt à dîner. J'acceptai avec plaisir, me demandant s'il serait mon prochain amant. Dès qu'il eût le dos tourné, tu vins vers moi, Jean, et tu dis  :
- Je t'interdis de sortir avec lui. Moi, très surprise :
- Mais pourquoi?
- Parce que je veux que tu dînes avec moi.
Je ne voulais pas briser une amitié entre vous, ni que Daniel brise notre amitié à nous deux.
-O.  K., mais qu'est-ce que je lui raconte?
- Tu n'as qu'à mentir, invente n'importe quoi.
Je vis que dans tes yeux quelque chose avait changé. Tu me regardais différemment. Je te demandais:
- Que se passe-t-il? Que t'arrive-t-il?
- Je ne peux pas supporter l'idée qu'il sorte avec toi dans ce merveilleux manteau. Ca me plaît encore moins que l'idée qu'il te touche...

Deux jours plus tard je n'ai plus résisté à tes yeux. Tu me regardais de cette nouvelle façon que je trouvais très troublante. On ne se quitta plus.

Je voulais être indépendante, LIBRE. Je n'avais pas l'intention de refaire un couple. Je me voyais plutôt comme une grande séductrice de l'art vivant de multiples aventures puis retournant éventuellement à Harry un ou deux ans plus tard.

Mais la vie n'est jamais comme on l'imagine. Elle vous surprend, vous étonne, elle vous fait rire ou pleurer quand vous ne vous y attendez pas.

Traduction Marie Chaix