Chère Marella,
Juin 1990
Qui aurait jamais deviné que notre rencontre en 1950, alors
que tu étais l'assistante photographe de Bloomensfeld, et
notre immédiate sympathie mutuelle, représentaient
déjà les débuts secrets du JARDIN DES TAROTS
?
Nous nous perdîmes de vue mais 25 ans plus tard, nous nous
rencontrâmes à nouveau, tout là-haut, dans les
montagnes d'Engadine. Je m'y rétablissais de problèmes
pulmonaires causés par mon travail avec les matières
plastiques. Là notre amitié se renoua d'elle-même.
Je me souviens si bien de nos longues marches d'hiver au milieu
des pins. Et toi, te souviens-tu de nos thés russes de cinq
heures quand, au coin du feu, nous lisions tour à tour des
poèmes de Cavafis et d'Akhmatova?
C'est là, un jour, marchant en direction du glacier, que
je te parlai du RÊVE DE MA VIE: construire un jardin qui serait
un dialogue entre sculpture et nature. Un lieu où rêver.
Un jardin de joie et d'imagination.
Je le voulais en ITALIE et je t'ai demandé de trouver quelqu'un
en TOSCANE qui me laisserait édifier sur sa propriété
(à mes frais, bien sûr) mon JARDIN DE SCULPTURES. En
construisant sur une propriété privée, mon
travail serait protégé du vandalisme.
Tu me dis que tes frères Carlo et Nicola Caracciolo s'intéressaient
au projet. Quelques semaines plus tard je débarquais à
Rome avec ma volumineuse maquette. Carlo m'attendait pour me conduire
dans la merveilleuse campagne toscane de Garavicchio. Tes frères
furent enthousiastes. Les dés étaient jetés!
LA PLUS GRANDE AVENTURE ARTISTIQUE DE MA VIE COMMENÇAIT.
A partir de 1980 je passerais la plupart de mon temps entièrement
dévouée à la réalisation du JARDIN.
Si je n'avais pu concrétiser mes rêves en sculptures,
peut-être en serais-je devenue si obsédée que
j'aurais fini dans un hôpital psychiatrique, victime de mes
visions intérieures.
Enfin, mon désir de toujours de vivre à l'intérieur
d'une sculpture allait se réaliser. Un espace tout en rondeurs
ondulantes sans aucun angle pour m'effrayer ni m'attaquer.
Tu as pris de merveilleuses photos, Marella, quand tu es venue
me voir à Garavicchio en 1981, pendant que Jean Tinguely,
Rico Weber et Sepp Imhof étaient en train de souder la structure
de métal qui allait devenir ma maison. Jean avec mon modèle
en mains l'absorbait en son ÂME ELECTRIQUE et nous l'entendions
hurler, pointant un doigt vers le ciel : « Seppi, soude là! »
Comme j'ai aimé observer le déroulement de l'opération!
D'un jour à l'autre ma maison surgissait du sol, semblable
à un énorme champignon poussant après une averse.
Pour la carcasse de fer, copie immense et exacte de mon modèle,
Jean n'avait pris aucune mesure; il construisait uniquement à
l'oeil.
Je le voyais en SUPERMAN et lui me voyait en WONDERWOMAN pour avoir
eu le culot de m'embarquer pour une telle aventure. Notre admiration
mutuelle nous stimulait. Nous étions en compétition
pour nous épater l'un l'autre.
Une fois la structure de fer terminée, un filet métallique
fut fixé au cadre pour attraper le ciment que pulvérisaient
des machines bruyantes. Dans sa robe de ciment l'Impératrice-Sphinx
était grise et mélancolique. Elle avait besoin d'un
nouveau costume et j'allais lui en donner un, spectaculaire. Peu
à peu elle fut recouverte de verre coloré commandé
spécialement à Venise. Sa parure finale serait faite
essentiellement de céramiques moulées et de miroirs.
J'avais construit ma première maison NANA en 1967. C'était
une maison de poupée pour adultes - juste assez grande pour
s'y asseoir et rêver.
JE VOULAIS INVENTER UNE NOUVELLE MÈRE, UNE DÉESSE
MÈRE, ET DANS SES FORMES, RENAÎTRE.
Un sein. Je dormirais dans un sein. Dans le second j'installerais
ma cuisine.
Loin de mes origines, de ma famille, de mes amis, plongée
dans une nouvelle culture, j'étais assaillie par une foule
de problèmes techniques et financiers. Ces problèmes
m'aidèrent à élargir ma vision des choses.
Je dus apprendre à diriger les ouvriers locaux, électriciens
et maçons qui participaient à l'édification
de la sculpture. Cela n'avait rien à voir avec la relation
de travail que j'avais eue avec des artistes.
Les ouvriers ne savaient rien de l'Art moderne. Les femmes que nous
engagions avaient toutes été femmes de ménage.
Cela prit des années avant que ces gens fassent vraiment
partie de l'aventure et cela me prit du temps à moi aussi
avant d'établir un réel contact avec eux. Au début,
quand Jean soudait les cadres de métal pour mes formes et
que les ouvriers me voyaient m'extasier en face du fer soudé,
ils se demandaient vraiment ce qui se passait!
Aujourd'hui, pourtant, ils sont très fiers d'avoir participé
au JARDIN et sont devenus des artisans de grande qualité.
Pour éviter le problème machiste (les premières
années je n'avais que des hommes avec moi, aucune femme ne
s'étant présentée) je devins instinctivement
la MÈRE. Les Italiens sont habitués à recevoir
des ordres de la MÈRE. Je préparais du café
pour eux et du thé pour moi. Ils sont presque tous devenus
des buveurs de thé. Le matin nous faisions la pause dans
l'estomac de l'Impératrice.
Je n'avais plus aucune intimité, les ouvriers trouvaient
continuellement des excuses pour PÉNÉTRER LA MÈRE.
A part une alcôve pour mon lit, l'intérieur de l'Impératrice
ne présentait qu'un seul immense espace. Je n'avais aucun
endroit où me réfugier et je me sentais dévorée
par ma propre Mère et par mes enfants, les ouvriers.
La sculpture Mère exerce une ATTIRANCE FATALE. L'Impératrice
a un extraordinaire pouvoir non seulement sur moi mais sur tous
ceux qui la pénètrent. Quiconque y entre désire
y rester.
Vingt ans plus tôt j'avais quitté mes enfants pour
me consacrer à mon art. Ici, je maternais mes enfants adoptés,
les ouvriers, tout en vivant à l'intérieur d'une sculpture
Mère que j'avais créée ! Ce fut pendant ces
années, vivant dans la Mère, que je redevins proche
de mes enfants Laura et Philip.
Les conditions de vie à l'intérieur de l'Impératrice
étaient plutôt primitives lorsque je m'y installai
en 1982. Tout l'argent que je gagnais allait dans la construction
des autres sculptures du Jardin. J'aimais bien vivre comme un moine
mais ce n'était pas toujours plaisant. Il y avait un grand
trou dans le sol où je conservais les vivres et je faisais
ma cuisine sur un minuscule réchaud. Par les nuits chaudes,
comme dans un cauchemar d'enfant, je me réveillais entourée
de centaines d'insectes venus des marais. Je passais des heures
à essayer de les tuer à coup de livre ou de chaussure.
Leurs cadavres sanglants me DÉGOÛTAIENT. Parfois j'observais
les pattes des petites araignées AGONISANTES. J'avais PEUR
qu'un jour elles nous dévorent, l'Impératrice et moi.
Je fus SECOURUE par mon amie argentine Sylvia. Terrifiée
par mes visiteurs nocturnes, elle décida de quitter les lieux
immédiatement, non sans m'avoir donné un chèque
destiné à me sauver de ces horribles bêtes.
Le même jour je commandais des moustiquaires pour les portes
et les fenêtres. Une chose si simple, je n'y avais pas pensé
plus tôt!
L'été suivant, Sylvia revint. Elle dit que la chaleur
dans la sculpture était insupportable. Le ciment absorbait
toute la chaleur du jour. Peu de temps après, Sylvia fit
envoyer un grand ventilateur électrique qui est toujours
au plafond.
Mes premières années dans l'Impératrice sont
marquées par la DOULEUR. Quand je commençai à
travailler au Jardin des Tarots je fus atteinte d'arthrite rhumatoïde,
une maladie extrêmement douloureuse. Pour des raisons qui
aujourd'hui me sont incompréhensibles, pendant deux ans je
refusais de voir un médecin traditionnel. Je vaincrais la
douleur. Je ne pris même pas une aspirine. J'étais
attirée par les guérisseurs et convaincue que j'allais
guérir avec mon seul POUVOIR DE VOLONTÉ. L'expérience
de la douleur devint très importante.
Je me mis à boiter. Je pouvais à peine tenir quelque
chose dans les mains. Jean inventa un système qui me permettait
d'ouvrir et fermer les robinets sans aucune pression de la main.
La nuit je me réveillais en hurlant. Jean appelle cette période
de ma vie mon « CALVAIRE ».
Si j'arrivais à vaincre cette insupportable douleur je deviendrais
plus forte, plus forte que la MORT. La mort, cette grande dame qui
me fascine et m'effraie. Elle n'existe pas.
Et moi, est-ce que j'existe? Si je souffre tant, c'est que j'existe.
Enfer. L'attirance de l'enfer. La beauté de l'horreur. Mes
mains commencent à se déformer. Chaque jour j'observe
le progrès de la maladie. Je ne peux plus sculpter. Jean
pleure quand il regarde mes mains. Je perds dix kilos. Je deviens
l'ombre de moi-même. Je voulais vivre à tout prix.
Peu importait le coût. Mais vivre. Souffrir c'est vivre, aussi.
Je conservais mon intelligence, mon imagination et mes yeux. Si
je n'étais plus capable de travailler moi-même, j'apprendrais
à diriger les autres.
Je me retrouvai finalement à l'hôpital, vaincue par
la douleur. Je ne pouvais plus marcher. La douleur avait prouvé
sa supériorité. Enfin j'avais trouvé mon maître.
J'acceptai le cocktail de drogues que les docteurs me prescrivirent.
Les quelques années suivantes j'évoluais droguée
par les médicaments la plupart du temps. Mais je pus continuer
à travailler sur le Jardin. Le Jardin profita de mes problèmes
de santé car je ne pouvais pas bouger. Je ne fis aucun voyage.
Plus que jamais j'étais soudée à la sculpture.
Les drogues, en particulier la cortisone, changèrent mon
caractère. J'étais très nerveuse. D'habitude
je suis d'une humeur plutôt égale. A présent,
ma nouvelle personnalité SURVOLTÉE me faisait remarquer
un million de détails. C'était bon pour le Jardin.
Mais je crois que ce ne fut pas une période très heureuse
pour mes proches collaborateurs.
Je refusais d'aller où que ce soit. J'étais coincée
là. Au soir d'une veille de Nouvel An, un des ouvriers, Estelvio,
vint me chercher pour célébrer la nouvelle année
avec sa famille. Il ne supportait pas l'idée de me savoir
seule. Je fus touchée par son geste mais incapable de quitter
ma Mère. Ces années furent de grande SOLITUDE.
Au début des années 80, mes amis Carlo et Nicola,
les propriétaires du terrain sur lequel s'étend le
Jardin des Tarots, se firent du souci pour ma sécurité.
Ils avaient entendu parler de quelques bandits notoires sévissant
dans la région. Ils en parlèrent à Jean Tinguely
qui, immédiatement, fit venir son assistant Sepp Imhof pour
qu'il me fabrique des portes en fer avec un système d'ouverture
facile. Ainsi, durant le jour, le Sphinx était ouvert, hospitalier,
et la nuit, il devenait un bunker, une forteresse. Je n' aimais
pas me verrouiller ainsi car je n'avais pas peur. Mais par respect
pour l'effort de Jean j'ai toujours fermé les portes de fer.
A l'intérieur de ma prison nocturne j'écoutais de
la musique très tard dans la nuit. L'acoustique dans l'Impératrice
est extraordinaire. Ici la musique me transperçait le coeur
comme nulle part ailleurs. Je pensais souvent aux cathédrales,
mon premier amour architectural.
Il fallait que je gagne l'argent pour financer cette vaste aventure.
Je me retrouvais souvent dans la situation difficile de n'avoir
assez d'argent que pour un ou deux mois de salaire des ouvriers.
Je ne le leur ai jamais dit. Pourquoi les inquiéter?
JE DEVINS JALOUSE DE MON MAÎTRE GAUDI. Il avait eu bien de
la chance d'avoir son Duc pour subvenir à la construction
de son Parc miraculeux. Moi, une femme, toute seule, je fabriquais
le plus grand Jardin de sculptures depuis Gaudi. Peut-être
est-ce pour cela que j'ai rencontré tant de résistance.
Une fois, une femme du village le plus proche demanda à Venera,
la céramiste : « Vous travaillez pour cette française
folle qui dépense tout son argent pour rendre la colline
de plus en plus belle? »
Constantin Mulgrave, un jeune écrivain avec qui je vécus
de 1976 à 1980, avait en secret mis assez d'argent de côté,
dont il me fit cadeau, pour commencer le Jardin. La Galerie Gimpel
vendit des modèles des sculptures du Tarot, ce qui m'aida
à acquitter certains frais.
Quand les choses devenaient très dures, Jean venait à
mon secours. Un jour il m'offrit un gigantesque four à céramique.
Il y a quelques années tu achetas à la Galerie JGM.
à Paris quelques modèles et cet argent aussi est allé
dans le Jardin.
Récemment Harry Mathews m'a donné de l'argent pour
planter des arbres, des buissons et des fleurs pour embellir le
Jardin.
Les problèmes d'argent m'obligèrent à puiser
en moi de nouvelles ressources. J'eus l'idée de faire des
vases, du mobilier. Mon art décoratif eut du succès
et se vendit bien dans les galeries.
Et puis on me demanda de créer un parfum qui serait contenu
dans une sculpture, une bouteille surmontée de deux serpents
enlacés. Tu te souviens, Marella, que tu t'es promenée
plusieurs mois avec les deux dernières senteurs à
tester? Je choisis celle que tu aimais le mieux. Le parfum a payé
un tiers du Jardin!
Le coût final de mon Jardin est situé entre quatre
et cinq millions de dollars.
Etre ma propre bienfaitrice eut beaucoup d'avantages. J'étais
maître à bord de mon navire. Je n'avais pas à
contenter des mécènes. Je pouvais travailler à
mon rythme, à ma façon, qui n'était pas toujours
logique. Parfois je commençais deux ou trois sculptures à
la fois. Je pouvais recommencer, changer d'avis, je n'avais pas
de délai. La complète liberté.
Aujourd'hui je crois que CES DIFFICULTÉS FURENT NÉCESSAIRES.
Dans tout conte de fées une longue quête est menée
avant que le trésor soit découvert.
Le trésor ici, ce fut le privilège de faire le Jardin
et ma FOI INÉBRANLABLE dans la nécessité de
le mener à bout. Il y a vingt-deux cartes dans le Tarot et
l'Impératrice est l'une d'elles. Actuellement, dix-huit des
vingt-deux cartes sont achevées.
En même temps que le Jardin et à onze kilomètres,
on commença à construire une centrale nucléaire.
Je fis d'ardentes prières pour que cela cesse. Il y a deux
ans, les Italiens eurent le droit de choisir s'ils voulaient ou
non des centrales nucléaires dans leur pays. Ils votèrent
contre. Etait-ce le résultat du pouvoir magique du Tarot?
Ce qui m'a immensément aidée toutes ces années
c'est le grand amour que je porte à l'Italie. Elle est devenue
ma seconde demeure.
Pendant tout ce temps, Ricardo Menon, mon assistant-collaborateur,
cuisinier, chauffeur, soudeur... (il savait tout faire) se tint
à mes côtés. Il avait une incroyable intuition
des dangers qui me menaçaient et prit soin de moi avec la
jalousie d'un tigre. Son amour et sa dévotion me donnèrent
le courage de finir le Jardin.
Ricardo était jeune et beau. Il avait un charme à
séduire l'ange Gabriel. Pour venir travailler avec moi au
milieu d'un ancien marais il quitta Paris qu'il adorait. Ce ne fut
pas facile pour lui. JAMAIS, durant ces terribles années
de douleurs, alors que mes amis n'aimaient plus venir me voir (qui
a envie de voir quelqu'un qu'il admire transformé en infirme?),
jamais Ricardo ne M'ABANDONNA. Souvent il amenait ses amis. Et même
il me portait dans ses bras, me conduisait dans mon bain quand je
ne pouvais plus marcher.
Ricardo, qui avait la meilleure santé du monde, fut emporté
il y a deux ans par le sida. Dans la chapelle de la Tempérance,
une des cartes du Tarot, sur l'autel de la Vierge noire, j'ai placé
une photo de Ricardo. Très souvent je vais le voir; JE SENS
ENCORE SA PROTECTION.
En 83 je demandai à Ricardo de me trouver une assistante
céramiste. J'avais envie d'aller plus loin dans ce domaine.
Trois jours plus tard, Venera Finocchiaro, professeur de céramique
à Rome, fit son apparition et elle devint indispensable.
Venera était toujours d'accord pour refaire une couleur cent
fois s'il le fallait afin d'arriver exactement à ce que je
voulais et parfois elle passait seize heures d'affilée sur
nos cinq fours. Elle travailla avec AMOUR ET PASSION pour le Jardin
et pour moi. Giorgio son fiancé appelle le Jardin le deuxième
amour de Venera.
Au début elle prit l'habitude de dormir sur le sofa dans
l'Impératrice, tandis que Ricardo, lui, dormait dans la Tour
de Babel (une autre structure habitable dans le Jardin, une autre
carte du Tarot). Ricardo, Venera et moi avons passé des soirées
à jouer à la canasta, au poker ou au gin rummy; on
riait beaucoup.
Les soirs d'automne frais, nous faisions du feu dans la cheminée
couverte de miroirs. Parfois je leur lisais les Tarots.
Je me sentais appartenir à cet espace. Je ne pouvais pas
la quitter, cette mère retrouvée. Deux grands hublots
étaient découpés dans le ventre de ma mère.
Réfugiée à l'intérieur de ce ventre,
j'ai passé de longues heures à contempler le monde
extérieur. De longs moments à regarder le jeu du vent
dans les feuilles des oliviers. QUEL LUXE D'ÊTRE A L'INTÉRIEUR
DE MA MÈRE ET DE POUVOIR REGARDER L'EXTÉRIEUR.
Dans cet espace magique, je perdis toute notion du temps. Les limitations
imposées par la vie normale se trouvaient abolies. Je me
sentais rassurée et transportée. Ici tout était
possible. Mais il y avait aussi le versant d'ombre.
Je souffrais d'insomnies et sentais dans la nuit chaque seconde
pousser l'autre. Rien sûr, j'imaginais que Dieu devait réellement
m'aimer et m'avoir choisie pour édifier le Jardin. Mais j'avais
aussi des visions d'enfer: des milliers de petits démons
noirs, luisants, avec des ailes horribles, sortaient de tous mes
orifices, dégoûtants, repoussants. Pourrais-je me débarrasser
d'eux? Au milieu de la nuit, j'ouvrais grandes les portes du Sphinx
et ils s'envolaient.
L'an passé je ressentis un désir impérieux
d'être seule avec ma Mère l'Impératrice.
Je chassai tous mes enfants, les ouvriers. Je ne les laisserais
plus jamais entrer. Je ne leur préparerais plus de thé
ou de café. Je leur achetai une machine à expresso.
IL FALLAIT QU'ENFIN J'AIE LA MÈRE TOUTE À MOI. Quand
ce fut arrivé, C'ÉTAIT INSUPPORTABLE.
Je devais quitter ma Mère. Ou bien était-ce elle
qui décida de M'EXPULSER?
En 1988 je quittai l'Impératrice en paix et sans la violence
avec laquelle j'avais quitté ma famille à 18 ans.
Renaissance? Combien de fois peut-on renaître?
Jean eut peur qu'en quittant le Sphinx je m'arrête de travailler
au Jardin. Je n'étais pas loin de la dépression nerveuse.
Je vivais de tranquillisants. Jean le sentit et suggéra une
solution très ingénieuse: la construction d'un atelier
au-dessous du sol. Il comprit que j'avais besoin d'un grand atelier,
d'un espace rectangulaire pour travailler. Cela ressemble à
un loft new-yorkais au milieu de la Toscane.
On creusa un grand trou sous le Sphinx, trois faces du rectangle
sous terre, la quatrième une baie vitrée. Mon toit
était mon Jardin.
Je suis devenue taupe. Je vis dans une structure aux trois quarts
enterrée.
Cependant je ne fus tranquille qu'un court moment car dans ma hâte
artistique, j'oubliai de demander un permis de construire. La BUREAUCRATIE
est à mes trousses. Et c'est un plus grand cauchemar que
l'irrationalité de la Mère.
Marella, je me fais vraiment du souci. Ils menacent de fermer le
Jardin tout entier. Prions pour que tout finisse bien.
Un grand baiser de
Ta Niki
Traduction Marie Chaix
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