LETTRES A LA PRINCESSE KOURAKIN.
LETTRE II.
Mort de mon père. — Noire douleur. — Je travaille dans l'atelier
de Briard. — Joseph Vernet; conseils qu'il me donne.— L'abbé
Arnault. — Je visite des galeries de tableaux.—Ma mère se remarie.
— Mon beau-père. — Je fais des portraits. Le comte Orlof. — Le
comte Schouvaloff — Visite de madame Geoflrin. — La duchesse
de Chartres. — Le Palais-Royal. — Mademoiselle Duthé. —
Mademoiselle Boquet
Jusqu'ici, ma chère amie, je ne vous ai parlé que
de mes joies, il me faut maintenant vous parler de la première affliction
qui m'ait été au cœur, de la première douleur que j'aie ressentie.
Je venais de passer une année de bonheur dans la
maison paternelle, quand mon père tomba malade. Il avait avalé une
arête, qui s'était fixée dans son estomac, et qui pour en être extirpée,
nécessita plusieurs incisions. Les opérations furent faites par
le plus habile chirurgien que l'on connut alors, le frère Come,
en qui nous avions toute confiance, et qui avait l'air d'un vrai
saint. Il soigna mon père avec le plus grand zèle ; toutefois, malgré
ses affectueuses assiduités, les plaies s'envenimèrent, et après
deux mois de souffrances, l'état de mon père ne laissa aucun espoir
de guérison. Ma mère pleurait jour et nuit, et je n'essaierai pas
de vous peindre ma désolation : j'allais perdre le meilleur des
pères, mon appui, mon guide, celui dont l'indulgence encourageait
mes premiers essais.
Lorsqu'il se sentit près de ses derniers momens, mon
père désira revoir mon frère et moi. Nous nous approchâmes
tous deux de son lit, en sanglotant. Son visage était cruellement
altéré; ses yeux, sa physionomie, si animés,
n'avaient plus aucuns mouvemens; car la pâleur et le froid de la
mort l'avaient déjà saisi. Nous prînes sa main glacée,
et nous la couvrîmes de baisers en l'arrosant de larmes. Il
fit un effort, se souleva pour nous donner sa bénédiction :
Soyez heureux, mes enfans, dit-il. Une heure après, notre excellent
père n'existait plus!
Je restai tellement abattue par ma douleur, que je
fus longtemps sans reprendre mes crayons. Doyeu venait quelquefois
nous revoir, et comme il avait été le meilleur ami de mon père,
ses visites étaient pour nous une grande consolation. Ce fut lui
qui m'engagea à reprendre mon occupation chérie dans laquelle, en
effet, je trouvai la seule distraction qui pût adoucir mes regrets
et m'arracher à mes tristes pensées. C'est à cette époque que je
commençai à peindre d'après nature. Je fis successivement plusieurs
portraits au pastel et à l'huile. Je dessinais aussi d'après nature
et d'après la bosse, le plus souvent à la lampe, avec mademoiselle
Boquet que je connus alors. Je me rendais les soirs chez elle, rue
Saint-Denis, vis-à-vis celle de la Truanderie, où son père tenait
un magasin de curiosités. La course était assez longue; car nous
logions rue de Cléry, vis-à-vis l'hôtel de Lubert : aussi ma mère
me faisait-elle toujours accompagner.
Dans ce même temps, nous allions très souvent, mademoiselle
Boquet et moi, dessiner chez Briard le peintre, qui nous prêtait
ses dessins et des bustes antiques. Briard peignait médiocrement
, quoiqu'il ait fait quelques plafonds assez remarquables par leur
composition, mais il était fort bon dessinateur; c'est pourquoi
plusieurs jeunes personnes venaient prendre des leçons chez lui.
Il logeait au Louvre, et pour y dessiner plus longtemps, nous apportions
chacune notre petit dîner, dans un panier que nous portait
la bonne. Je me rappelle encore que nous nous régalions,
en achetant au concierge d'une des portes du Louvre des morceaux
de bœuf à la mode si excellens, que je n'ai jamais rien mangé
d'aussi bon.
Mademoiselle Boquet avait alors quinze ans, et j'en
avais quatorze. Nous rivalisions de beauté (car j'ai oublié dé vous
dire, chère amie, qu'il s'était fait en moi une métamorphose et
que j'étais devenue jolie). Ses dispositions pour la peinture étaient
remarquables, et mes progrès étaient si rapides, que l'on commençait
à parler de moi dans le monde, ce qui me valut la satisfaction de
connaître Joseph Vernet. Ce célèbre artiste m'encouragea et me donna
les meilleurs conseils. — «Mon enfant, me disait-il, ne suivez aucun
système d'école. Consultez seulement les œuvres des grands maîtres
de l'Italie, ainsi que celles des maîtres flamands; mais surtout
faites le plus que fous pourrez d'après nature : la nature est le
premier de tous les maîtres. Si vous l'étudiez avec soin, cela vous
empêchera de prendre aucune manière. »
J'ai constamment suivi ses avis; car je n'ai jamais
eu de maître proprement dit. Quant à Joseph Vernet, il a bien prouvé
l'excellence de sa méthode par ses œuvres qui ont été et seront
toujours si justement admirées.
Je fis aussi connaissance alors avec l'abbé Arnault,
de l'Académie française. C'était un homme plein d'imagination, passionné
de la haute littérature et des arts, dont la conversation m'enrichissait
d'idées, si l'on peut s'exprimer ainsi. Il parlait peinture et musique
avec le plus vif enthousiasme. L'abbé Arnault était un ardent partisan
de Gluck, et plus tard, il amena chez moi ce grand musicien; car
j'aimais aussi la musique passionnément.
Ma mère devenait coquette de ma figure, de ma taille
(car j'avais repris de l'embonpoint, ce qui m'avait enfin donné
la fraîcheur de la jeunesse). Elle me menait aux Tuileries les dimanches
; elle était encore fort belle elle-même, et tant d'années se sont
passées depuis lors, que je puis vous dire aujourd'hui qu'on nous
suivait de telle manière, que j'en étais beaucoup plus embarrassée
que flattée.
Ma mère me voyait toujours si affectée de la perte
cruelle que j'avais faite, qu'elle n'imagina rien de mieux pour
m'en distraire que de me mener voir des tableaux. Elle me conduisait
au palais du Luxembourg, dont la galerie était ornée alors des chefs-d'œuvre
de Rubens. Et beaucoup de salles remplies de tableaux des plus grands
maîtres. Ces tableaux ont été transportes depuis au Muséum, et ceux
de Rubens perdent à n'être plus vus dans la place où ils ont été
faits : des tableaux bien ou mal éclairés sont comme des pièces
bien ou mal jouées.
Nous allions aussi voir de riches collections chez
des particuliers. Rendon de Boisset posrédait une galerie
de tableaux flamands et français. Le duc de Praslin et le marquis
de Lévis avaient de riches collections des grands maîtres
de toutes les écoles. M. Harens de Presle en avait une très
riche en tableaux de maîtres italiens ; mais aucune ne pouvait
se comparer à celle du Palais-Royal , qui avait été
faite par le régent, et dans laquelle on trouvaient tant
de chefs-d'œuvre des grands maîtres de l'Italie. Elle
a été vendue dans la révolution. Un Anglais,
lord Stafford, en a acheté la plus grande partie.
Dès que j'entrais dans une de ces riches galeries
, on pouvait exactement me comparer à l'abeille, tant j'y récoltais
de connaissances et de souvenirs utiles à mon art tout en m'enivrant
de jouissances dans la contemplation des grandi maîtres. En outre,
pour me fortifier, je copiais quelques tableaux de Rubens, quelques
tètes de Rembrant, de Wandik, et plusieurs tètes de jeunes filles
de Greuze, parce que ces dernières m'expliquaient fortement les
semi-tons qui se trouvent dans les carnations délicates; Wandik
les explique aussi, mais plus finement.
Je dois à ce travail l'étude si importante
de la dégradation des lumières sur les parties saillantes
d'une tête, dégradation que j'ai tant admirée dans
les têtes de Raphaël, qui réunissent, il est vrai, tout es
les perfections. Aussi est-ce à Rome seulement, et sous le beau
ciel de l'Italie, qu'on peut tout-à-fait juger Raphaël. Lorsque
plus tard j'ai pu voir ceux de ses chefs-d'œuvre qui n'ont
point quitté leur patrie, j'ai trouvé Raphaël au-dessus
de son immense renommée.
Mon père n'avait point laissé de fortune; à la vérité,
je gagnais déjà beaucoup d'argent, ayant beaucoup de portraits à
faire; mais cela ne pouvait suffire aux dépenses de la maison, vu
qu'en outre j'avais à payer la pension de mon frère, ses
habits, ses livres, etc. Ma mère se vit donc obligée de se remarier;
elle épousa un riche joaillier, que jamais nous n'avions soupçonné
d'avarice, et qui pourtant, sitôt après son mariage, se montra tellement
avare qu'il nous refusait jusqu'au nécessaire, quoique j'eusse
la bonhomie de lui donner tout ce ce que je gagnais. Joseph Vernet
en était furieux ; il me conseillait sans cesse de payer une pension,
et de garder l'excédant pour moi; niais je n'en fis rien; je craignais
trop qu'avec un pareil harpagon ma mère n'en souffrît. Je détestais
cet homme, d'autant plus qu'il s'était emparé de la garde-robe de
mon père, dont il portait les habits, tout comme ils étaient, sans
qu'il les eût fait remettre à sa taille. Vous pouvez comprendre
aisément, chère amie, quelle triste impression j'en recevais!
J'avais, comme je vous l'ai dit, beaucoup de portraits
à faire, et déjà ma jeune réputation m'attirait la visite d'un grand
nombre d'étrangers. Plusieurs grands personnages russes vinrent
me voir, entre autres le fameux comte Orlolf, l'un des assassins
de Pierre III. C'était un homme colossal, et je me rappelle qu'il
portait au doigt un diamant remarquable par son énorme grosseur.
Je fis presque aussitôt le portrait du comte Schouvaloff,
grand chambellan. Celui-ci alors était âgé, je crois,
de soixante ans, et avait été l'amant d'Elisabeth
II. Il joignait une politesse bienveillante à un ton parfait, et
comme il était de plus excellent homme, la meilleure compagnie
le recherchait.
J'eus dans le même temps la visite de madame Geoffrin,
cette femme que son salon a rendue célèbre. Madame Geoffrin réunissait
chez elle tout ce qu'on connaissait d'hommes distingués dans la
littérature et dans les arts, les étrangers de marque, et les plus
grands seigneurs de la cour. Sans naissance, sans talens, sans même
avoir une fortune considérable, elle s'était créé ainsi à Paris
une existence unique dans son genre, et qu'aucune femme ne pourrait
plus s'y faire aujourd'hui. Ayant entendu parler de moi, elle vint
me voir un matin, et me dit les choses les plus flatteuses sur ma
personne et sur mon talent. Quoiqu'elle ne fût pas alors très âgée,
je lui aurais donné cent ans; car, non-seulement elle se tenait
un peu courbée, mais son costume la vieillissait beaucoup. Elle
était vêtue d'une robe gris de fer, et portait sur sa tête un bonnet
à grand papillon, recouvert d'une coiffe noire, nouée sous le menton.
A pareil âge maintenant, les femmes, au contraire, réussissent à
se rajeunir par le soin qu'elles apportent à leur toilette.
Aussitôt après le mariage de ma mère, nous avions
été loger chez mon beau-père, rue Saint-Honoré,
vis-à-vis la terrasse du Palais-Royal, sur laquelle donnaient mes
fenêtres. Je voyais souvent la duchesse de Chartres se promener
dans le jardin avec ses dames, et je remarquai bientôt qu'elle me
regardait avec intérêt et bonté. Je venais de finir
le portrait de manière, qui faisait grand bruit alors. La duchesse
me fit demander pour aller la peindre chez elle. Elle communiqua
à tout ce qui l'entourait son extrême bienveillance pour mon jeune
talent, en sorte que je ne tardai pas à recevoir la visite de la
grande et belle comtesse de Brionne et de sa fille, la princesse
de Lorraine, qui était extrêmement jolie, puis successivement
celle de toutes les grandes dames de la cour et du faubourg Saint-Germain.
Puisque j'ai pris le parti, chère amie, de vous avouer
que j'étais toujours remarquée aux promenades, aux
spectacles, jusque là que l'on faisait foule autour de moi, vous
devinez sans peine que plusieurs amateurs de ma figure me faisaient
peindre la leur, dans l'espoir de parvenir à me plaire ; mais j'étais
si occupée de mon art, qu'il n'y avait pas moyen de m'en
distraire. Puis aussi, les principes de morale et de religion que
ma mère m'avait communiqués, me protégeaient fortement
contre les séductions dont j'étais entourée.
Mon bonheur voulait que je ne connusse pas encore un seul roman.
Le premier que j'aie lu (c'était Clarisse Harlove, qui m'a
prodigieusement intéressée), je ne l'ai lu qu'après
mon mariage; jusque là, je ne lisais que des livres saints, la morale
des Saints-Pères entre autres, dont je ne me lassais pas, car tout
est là, et quelques livres de classe de mon frère.
Pour en revenir à ces messieurs, dès que je m'apercevais
qu'ils voulaient me faire des yeux tendres (1), je les peignais
à regards perdus, ce qui s'oppose à ce que l'on regarde le peindre.
Alors au moindre mouvement que faisait leur prunelle de mon côté,
je leur disais : j'en suis aux yeux; cela les contrariait un peu,
comme vous pouvez croire, et ma mère, qui ne me quittait pas, et
que j'avais mise dans ma confidence, riait tout bas.
Les jours de fêtes et les dimanches, après avoir entendu
la grand' messe, ma mère et mon beau-père me menaient promener au
Palais-Royal. A cette époque, le jardin était infiniment
plus vaste et plus beau qu'il ne l'est maintenant, étouffé
et rétréci par les maisons qui l'environnent de toutes
parts. Il y avait à gauche une très large et très longue allée,
couverte d'arbres énormes, qui formaient une voûte
impénétrable au soleil. Là se réunissait la
bonne compagnie, en fort grande parure. Quant à la mauvaise, elle
se réfugiait plus loin, sous les quinconces.
L'Opéra était alors tout à côté
(il tenait au Palais). Dans les jours d'été, ce spectacle
finissait à huit heures et demie, et toutes les personnes élégantes
sortaient même ayant la fin, pour su promener dans le jardin. 11
était de mode alors que les femmes portassent de fort gros
bouquets, ce qui joint aux poudres odoriférantes dont chacun
parfumait ses cheveux, embaumait véritablement l'air que
l'on respirait. Plus tard, mais pourtant avant la révolution,
j'ai vu ces soirées se prolonger jusqu'à deux heures du matin;
on y faisait de la musique au clair de lune, en plein air. Des artistes,
des amateurs, entre autres Garât et Alsevédo, y chantaient.
On y jouait de la harpe et de la guitare ; le fameux Saint-Georges
jouait souvent du violon : la foule s'y portait.
C'est là que j'ai vu pour la première fois l'élégante
et jolie mademoiselle Duthé, qui se promenait avec d'autres
filles entretenues : car jamais alors aucun homme ne se montrait
avec ces demoiselles; s'ils les rejoignaient au spectacle, c'était
toujours en loges grillées. Les Anglais sont moins délicats
sur ce point. Cette même demoiselle Duthé était souvent
accompagnée par un Anglais, si fidèle, que dix-huit ans après,
je les ai revus ensemble au spectacle à Londres. Le frère de l'Anglais
était, avec eux, et l'on me dit qu'ils faisaient tous trois
ménage ensemble. Vous ne sauriez avoir une idée, chère
amie, de ce qu'étaient les femmes entretenues à l'époque
dont je vous parle. Mademoiselle Duthé, par exemple, a mangé
des millions; maintenant l'état de courtisane est un état
perdu ; personne ne se ruine plus pour une fille. Ce dernier mot
m'en rappelle un de la duchesse de Chartres, dont j'aime la naïveté.
Je vous ai déjà parlé de cette princesse, digne fille
du vertueux et bienfaisant duc de Penthièvre. Quelque temps après
son mariage, comme elle était à la fenêtre, un de ses gentilshommes,
voyant passer quelques-unes de ces demoiselles, dit : Voilà des
filles. Comment pouvez-vous savoir qu'elles ne sont pas mariées?
demanda la duchesse dans sa candide ignorance.
Nous ne pouvions passer dans cette grande allée du
Palais-Royal, mademoiselle Boquet et moi, sans fixer vivement l'attention.
Toutes deux alors étions âgées de seize à dix-sept Ans, et mademoiselle
Boquet était fort belle. A dix-neuf ans elle eut la petite vérole,
ce qui intéressa si généralement, que de toutes les classes de la
société une foule de gens s'empressaient de venir s'informer de
ses nouvelles, et que l'on voyait sans cesse une grande quantité
de voitures à sa porte. A cette époque réellement, la beauté était
une illustration. Mademoiselle Boquet avait un talent remarquable
pour la peinture, mais elle l'abandonna presque entièrement après
avoir épouse M. Filleul, époque à laquelle la reine la nomma concierge
du château de la Muette.
Que ne puis-je vous parler de cette aimable femme,
sans me rappeler sa fin tragique? Hélas ! je me souviens
qu'au moment où j'allais quitter la France, pour fuir les horreurs
que je prévoyais, madame Filleul me dit : Vous avez tort
de partir : moi, je reste; car je crois au bonheur que doit nous
procurer la révolution. Et cette révolution l'a conduite
sur l'échafaud ! Elle n'avait point quitté le château
de la Muette quand arriva ce temps si justement nommé le
temps de la terreur. Madame Chalgrin, fille de Joseph Vernet, et
l'amie intime de madame Filleul, vint célébrer dans
ce château le mariage de sa fille, sans aucun éclat, comme
vous imaginez bien. Cependant dès le lendemain, les révolutionnaires
n'en vinrent pas moins arrêter madame Filleul et madame Chalgrin,
qui, disait-on , avaient brûlé les bougies de la nation,
et toutes deux furent guillotinées peu de jours après.
Je finis ici cette triste lettre.
(1) A
celte époque, le marquis de Choiseul était du nombre, ce qui m'indignait,
car il venait d'épouser la plus jolie personne du monde. Elle s'appelait
mademoiselle Rabi; c'était une Américaine, âgée de seize ans. Je
ne crois pas qu'on ait jamais rien vu de plus parfait.
Extrait du livre :
Souvenirs de madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun
Édition : Librairie de H. Fournier - Paris 1835
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