
La Comtesse de Sabran
1786
Huile sur toile -52 x 39 cm
Chateau de Rheinsberg (près de Berlin)
NOTES ET PORTRAITS
LA COMTESSE DE SABRAN,
DEPUIS, MARQUISE DE BOUFFLERS.
 J'avais fait connaissance avec elle  quelques années avant la révolution. Elle était  alors fort jolie, ses yeux bleus exprimaient sa finesse et sa bonté.  Elle aimait les arts et les lettres, faisait de très jolis  vers, racontait à merveille, et tout cela sans montrer la  moindre prétention à quoi que ce soit. Son esprit naïf  et gai avait une simplicité toute gracieuse qui la faisait  aimer et rechercher généralement, sans qu'elle se  prévalût en rien de ses nombreux succès dans le  monde. Quant aux qualités de son cœur, il suffira de dire  qu'une tendresse extrême pour son fils n'empêchait point  qu'elle n'eût beaucoup d'amis, auxquels elle est toujours  restée fidèle et dévouée.
                    Madame de Sabran était une  des femmes que je voyais le plus souvent, que j'allais chercher et  que je recevais chez moi avec le plus déplaisir. Près  d'elle, on n'a jamais connu l'ennui ; aussi fus-je charmée  dans l'émigration de la retrouver en Prusse. Elle était  alors établie à Rainsberg, chez le prince Henri, de  même que le chevalier de Boufflers, qu'elle a depuis  épousé. Rentrée en  France et dans les derniers temps de sa vie, elle devint aveugle. Son  fils alors ne la quitta plus; son bras, pour ainsi dire était  attaché au bras de sa mère, et vraiment on  pouvait envier le sort de M. de  Sabran; car, malgré ses souffrances et son âge, madame  de Boufflers toujours bonne, toujours aimable, conservait ce charme  qui plaît et qui attire tout le monde. Je me rappelle que sur  la fin de sa vie, Forlense, fameux oculiste, venant de lui faire  l'opération de la cataracte, elle était obligée  de se tenir dans la plus grande obscurité. Un soir, j'allais  la voir, je la trouve seule, sans lumière, je croyais n'y  rester qu'un moment ; mais le charme toujours renaissant de cette  conversation si piquante, si pleine d'anecdotes que personne ne  savait conter ainsi, me retint plus de trois heures auprès  d'elle. Je pensais en l'écoutant, que ne voyant rien, ne  recevant aucune distraction des objets extérieurs, elle lisait  en elle-même, si je puis m'exprimer ainsi, et cette sorte de  lanterne magique de choses et d'idées, qu'elle me retraçait  avec tant de grâce, me retenait là. Je ne la quittai  qu'à regret, car jamais je ne l'avais trouvée plus  aimable. 
                    Madame de Boufflers n'a laissé  que deux enfans, son fils, M. le comte de Sabran, bien connu aussi  non-seulement par son esprit plein de finesse, mais encore par des  fables charmantes qu'il récite dans la perfection , et madame  de Custine, que j'ai connue dans sa jeunesse et qui ressemblait alors  au printemps. Elle était passionnée pour la peinture,  et copiait parfaitement les grands maîtres, dont elle imitait  le coloris et la vigueur, au point, qu'en entrant un jour dans son  cabinet, je pris sa copie pour l'original. Elle ne cacha point tout  le plaisir que lui causait mon erreur; car elle était aussi  naturelle qu'elle était aimable et belle.
Extrait du livre :
              Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun
              Édition : Librairie de H. Fournier - Paris 1835