
Charles-Joseph, prince de Ligne
NOTES ET PORTRAITS
LE PRINCE DE LIGNE.
C'est à Bruxelles que j'ai fait connaissance avec le prince de Ligne;  mais lorsqu'il vint en France, peu d'années avant la révolution, nous  nous revîmes tous deux avec tant de plaisir, qu'il passait un grand  nombre de ses soirées chez moi. Lorsque lui, l'abbé Delille, le marquis  de Chastellux, le comte de Vaudreuil, le vicomte de Ségur, et quelques  autres encore de ce temps-là, se trouvaient réunis autour de mon feu, il  s'établissait une causerie si animée, si intéressante, que nous ne nous  séparions jamais qu'avec peine.          Madame de Staël a dit du prince de Ligne: « Il est peut-être le seul  étranger qui dans le genre français soit devenu modèle, au lieu d'être  imitateur! » Et dans un autre endroit: « Les hommes, les choses et les  événemens ont passé devant le prince de Ligne; il les a jugés sans  vouloir leur imposer le despotisme d'un système, il sut mettre à tout du  naturel ! » Ce naturel, dont madame de Staël était si bon juge, car elle  en avait beaucoup elle-même, était un des premiers charmes de l'esprit  du prince de Ligne. Cette brillante imagination, ces aperçus si fins, si  justes sur toutes choses, ces bons mots, qui partaient sans cesse pour  courir aussitôt l'Europe, rien n'avait pu donner au prince de Ligne la  moindre prétention à se faire écouter; ses discours et ses manières  conservaient tant de simplicité, qu'un sot aurait pu le croire un homme  ordinaire.
                  Le prince de Ligne était grand, il avait une extrême noblesse dans le  maintien, sans aucune roideur, sans aucune afféterie; tout le charme de  son esprit se peignait si bien sur sa figure, que j'ai peu connu  d'hommes dont le premier aspect fût aussi séduisant, et la bonté de son  coeur ne tardait pas à vous attacher à lui pour toujours; il était à la  fois brave et savant militaire. Dans tous les pays de l'Europe, ses  profondes connaissances sur l'art de la guerre ont été appréciées, et  l'amour de la gloire l'a toujours dominé; en revanche, il poussait à  l'excès son indifférence pour sa fortune; non-seulement son extrême  générosité l'a de tout temps entraîné dans des dépenses énormes, sans  qu'il consentît jamais à compter; mais quand je le retrouvai à Vienne,  en 1792, il entra un soir chez madame de Rombech, pour nous apprendre  que les Français venaient de s'emparer de tous les biens qu'il possédait  en Flandre, et il nous parut très peu affecté de cette  nouvelle : « Je n'ai plus que deux louis, ajouta-t-il d'un air dégagé: qui  donc paiera mes dettes ? »    
      Une perte bien autrement douloureuse pour lui, la seule qui l'ait  profondément affligé, a été celle de son fils Charles; ce jeune homme,  plein de valeur, est mort glorieusement au combat de Boux, en Champagne;  le coup qui le frappa, frappa de même le prince de Ligne, qui en perdit  à jamais sa gaieté et tout le plaisir qu'il prenait à vivre.
       Tout le monde connaît les Mémoires et les Lettres du prince de Ligne,  dont le style, ce style parlé, comme dit madame de Staël, offre un  charme tout particulier. Parmi les lettres, celles que je préfère sont  celles qu'il adressait à la marquise de Coigny pendant son voyage en  Crimée avec l'impératrice Catherine, voyage dont il nous a fait si  souvent des récits; elles le font revivre pour moi, surtout celle qu'il  écrivit de Parthenizza : cette lettre est remplie d'idées à la fois si  spirituelles et si philosophiques, elle peint si bien l'esprit et l'ame  du prince de Ligne, qu'elle me fait l'effet d'un prisme moral. J'ai relu  cette lettre dix fois, et j'espère bien la relire encore.
Extrait du livre :
              Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun
              Édition : Librairie de H. Fournier - Paris 1835