Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun


Maurice-Quentin de Latour, Madame de La Reynière
Madame de La Reynière
Pastel
Maurice-Quentin de Latour

NOTES ET PORTRAITS

MADAME DE LA REYNIÈRE.

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Après mon mariage, je suis allée souper chez madame de La Reynière, et passer quelques soirées dans le bel hôtel que son mari avait fait bâtir rue des Champs-Élysées, où se réunissait la meilleure compagnie de Paris. Madame de La Reynière était née Jarente. Sa famille, noble, mais très pauvre, lui avait fait épouser M. de La Reynière, un de nos plus riches financiers, et tout en elle annonçait la contrariété qu'elle éprouvait à porter un nom bourgeois. Elle avait été belle, très grande et très maigre. Son air noble et fier, était remarquable. Elle s'était rendue la maîtresse souveraine de la maison, dans laquelle elle recevait toujours avec la plus grande dignité, afin qu'on ne perdît pas le souvenir de sa naissance. Comme on demandait un jour à Doyen le peintre, qui venait de dîner chez elle, ce qu'il pensait de madame de La Reynière: Elle reçoit fort bien, répondit-il, mais je la crois attaquée de noblesse.
       Son mari était un bon homme dans toute l'étendue du terme, facile à vivre, ne disant jamais de mal de personne; néanmoins on le tournait en ridicule, ou plutôt on s'amusait de lui pour la prétention qu'il avait de savoir peindre et de savoir chanter; ces deux prétendus talens occupaient toutes ses journées, l'un le matin et l'autre le soir; il avait une peur horrible du tonnerre, au point d'avoir fait arranger dans ses caves une chambre tapissée d'un double taffetas, dans laquelle je suis descendue par curiosité. Dès qu'un orage commençait, il se réfugiait sous cette voûte, où l'un de ses gens battait de toutes ses forces sur un gros tambour, tant que grondait la foudre; nulle puissance humaine n'aurait pu le faire sortir de là avant que le ciel n'eût repris sa sérénité. Comme il soutenait cependant qu'il n'avait point peur du tonnerre; qu'il ne se réfugiait dans cette cave que pour éviter la vive impression que l'orage faisait sur ses nerfs, on eut la malice d'enlever cette excuse au pauvre homme: un jour il était allé faire sa partie à la Muette chez la duchesse de Polignac, qui habitait ce château en été; on dressa la table de jeu près d'une fenêtre ouvrant sur le parc, au bas de laquelle le comte de Vaudreuil avait fait placer deux fusées. M. de La Reynière était à jouer tranquillement, car le temps était fort calme, quand tout à coup on mit le feu à l'artifice, dont il eut une telle frayeur, qu'en s'écriant: le tonnerre! le tonnerre! il se trouva presque mal. On parvint bientôt à le rassurer en lui expliquant la chose; toutefois il n'en fut pas moins prouvé que le tonnerre n'agissait point sur ses nerfs, mais qu'il en avait peur.
       La société de madame de La Reynière se composait des personnes les plus distinguées de la cour et de la ville; elle attirait aussi chez elle les hommes célèbres dans les arts et dans la littérature. L'abbé Barthélemi, auteur d'Anacharsis, y passait sa vie; le comte d'Adhémar, si spirituel et si aimable, y venait presque tous les soirs, ainsi que le comte de Vaudreuil, et le baron de Besenval, colonel-général des Suisses. Les grandes soirées de madame de La Reynière rassemblaient habituellement les plus charmantes femmes de la cour; c'est là que j'ai fait connaissance avec la comtesse de Ségur, qui était alors aussi jolie que bonne et aimable. Sa douceur, son affabilité, la faisaient aimer dès le premier abord; elle ne quittait pas son beau-père, le maréchal de Ségur, vieux et infirme, qui trouvait en elle une véritable Antigone. Son mari, connu par son esprit et son talent littéraire, était, à cette époque, ambassadeur en Russie.
       Pour qu'il ne manquât rien au charme des soirées de madame de La Reynière, on y faisait très souvent de la musique dans la galerie, et c'était Sacchini, Piccini, Garat, Richer, et autres célèbres artistes, qui l'exécutaient. Enfin il serait difficile maintenant de faire comprendre avec quel délice on se rassemblait dans ce bel hôtel, quelle aménité, quelles bonnes manières régnaient dans ces salons remplis de personnes charmées de se trouver ensemble. Au reste, à l'époque dont je parle, il existait plusieurs maisons de ce genre; et je citerai surtout celles des maréchales de Boufflers et de Luxembourg. Quoique l'on soit forcé d'avouer que ces deux grandes dames ne passaient point pour les femmes les plus morales de leur temps, les jeunes femmes se rendaient chez elles avec empressement; c'est là, me disaient-elles, que nous prenons les meilleures leçons du ton de la bonne compagnie, et que nous recevons les meilleurs conseils. La marquise de Boufflers, belle-fille de la maréchale et mère de ce chevalier de Boufflers si connu par son esprit, est l'auteur d'une charmante chanson, espèce de code social, que je copie ici, parce qu'elle est peu connue:

Sur l'air: Sentir avec ardeur flamme discrète.

Il faut dire en deux mots ce que l'on veut dire,
Les longs propos sont sots.
Il faut savoir lire
Avant que d'écrire,
Et puis dire en deux mots ce que l'on veut dire.
Les longs propos sont sots.
Il ne faut pas toujours parler,
Citer,
Dater,
Mais écouter;
Il faut savoir trancher l'emploi,
Du moi,
Du moi,
Voici pourquoi:
Il est tyrannique,
Trop académique;
L'ennui, l'ennui
Marche avec lui.
Je me conduis toujours ainsi
Ici;
Aussi
J'ai réussi

Pour en revenir à madame de La Reynière, devenue veuve, il lui restait un fils, bien éloigné de partager la fierté nobiliaire de sa mère, et qui, sous ce rapport, a dû la désespérer plus d'une fois. D'abord il s'obstinait à se faire appeler Grimod de La Reynière (le véritable nom de M. de La Reynière était Grimod), et le plus souvent Grimod tout court. Ensuite, il avait pris en tendresse sa parenté du côté paternel, et sans cesse, aux grands dîners de sa mère, il parlait devant toute la cour de son oncle l'épicier, de son cousin le parfumeur, ce qui mettait la pauvre femme au supplice.
       Ce Grimod de La Reynière avait beaucoup d'esprit, quoiqu'il se plût à se montrer original en toute espèce de choses. Jamais, par exemple, il ne posait son chapeau sur sa tête; mais comme il avait prodigieusement de cheveux, son valet de chambre en construisait un toupet d'une hauteur démesurée. Un jour qu'il se trouvait à l'amphithéâtre de l'Opéra, où l'on représentait un nouveau ballet, un homme de petite taille, placé derrière lui, maudissait tout haut ce mur de nouvelle espèce qui lui cachait totalement le théâtre; las de ne rien voir, le petit homme commença par introduire un de ses doigts dans le toupet, puis deux, et finit par former une sorte de lorgnette, à laquelle il appliqua son oeil. Pendant tout ce manége, M. de La Reynière ne bougea pas, ne dit mot; mais, le spectacle fini, il se lève, arrête d'une main le monsieur qui s'apprêtait à sortir, et de l'autre tirant un petit peigne de sa poche: — Monsieur, dit-il avec un grand sang-froid, je vous ai laissé faire tout ce qu'il vous a plu de mon toupet pour vous aider à voir le ballet à votre aise; mais je vais souper en ville, vous sentez qu'il ne m'est pas possible de me présenter dans l'état où vous avez mis ma coiffure, et vous allez avoir la bonté de la raccommoder, ou nous nous couperons demain la gorge ensemble. — Monsieur, répondit l'inconnu en riant, à Dieu ne plaise que je me batte avec un homme aussi complaisant que vous l'avez été pour moi; je vais faire de mon mieux: et prenant le petit peigne, il rapprocha les cheveux tant bien que mal, après quoi tous deux se séparèrent les meilleurs amis du monde.

 

Extrait du livre :
Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun
Édition : Librairie de H. Fournier - Paris 1835

 


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