
Peter Paul Rubens
Les quatre philosophes
1611 Galerie Pitti, Florence
LETTRES A LA PRINCESSE KOURAKIN.
AVANT-PROPOS DE L'AUTEUR.
La mort de la bonne et aimable princesse Kourakin, que le choléra vint enlever à Pétersbourg en 1831, m'avait fait renoncer pendant long-temps à toute idée de continuer mes Souvenirs, pour lesquels cependant j'avais déjà rassemblé les matériaux nécessaires. Les instances de mes amis m'ayant fait consentir l'an dernier à reprendre ce travail, le lecteur ne sera pas surpris de voir mon second volume écrit dans une autre forme que le premier, puisque je n'ai point eu le bonheur d'achever le récit de ma vie pour celle qui me l'avait fait entreprendre.
CHAPITRE PREMIER.
Turin, Porporati, le Corrége.  Parme, M. de Flavigni, les Eglises, l'Infante de Parme.  Modène.  Bologne.  Florence
Après avoir traversé Chambéry, j'arrivai à 
              Turin extrêmement fatiguée de corps et d'esprit, car 
              une pluie battante m'avait empêchée, pendant toute 
              la route, de descendre pour marcher un peu, et je ne connais rien 
              de plus ennuyeux que les yoiturins qui cheminent constamment au 
              pas. Enfin, mon conducteur me déposa dans une très 
              mauvaise auberge. Il était neuf heures du soir; nous mourions 
              de faim; mais comme il ne se trouvait rien à manger dans 
              la maison, ma fille, sa gouvernante et moi, nous fûmes obligées 
              de nous coucher sans souper.
                    Le lendemain de très bonne 
              heure, je fis prévenir de mon arrivée le célèbre 
              Porporati (1), que j'avais beaucoup vu pendant son séjour 
              à Paris. Il était alors professeur à Turin, 
              et il vint aussitôt me faire une visite. Me trouvant si mal 
              dans mon auberge, il me pria avec instance de venir loger chez lui, 
              ce que je n'osai d'abord accepter; mais il insista sur cette offre 
              avec une vivacité si franche, que je n'hésitai plus, 
              et faisant porter mes paquets, je le suivis aussitôt avec 
              mon enfant. Je fus reçue par sa fille, âgée 
              de dix-huit ans, qui logeait avec lui, et qui se joignit à 
              son père pour avoir de moi tous les soins imaginables pendant 
              les cinq ou six jours que je passai dans leur maison.
                    Étant pressée de continuer 
              ma route vers Rome, je ne voulus voir personne à Turin. Je 
              me contentai de visiter la ville et de faire quelques excursions 
              dans les beaux sites qui l'environnent; La ville est fort belle; 
              toutes les rues sont parfaitement alignées et les maisons 
              bâties régulièrement. Elle est dominée 
              par une montagne appelée la Soperga, lieu de sépulture, 
              destinée aux rois de Sardaigne. Porporati me conduisit d'abord 
              au musée royal, où j'admirai une collection de superbes 
              tableaux des diverses écoles, entre autres celui de la 
              femme hydropique de Gérard Dow (2), qu'on peut appeler 
              un chef-d'uvre dans son genre, et plusieurs tableaux admirables, 
              de Vandick, parmi lesquels je dois citer celui qui représente 
              une famille de bourguemestres, dont les figures sont d'un pied et 
              demi de hauteur. Il est certain que Vandick a pris plaisir à 
              faire ce tableau si remarquable; car, non seulement les têtes 
              et les mains, mais les draperies, les moindres accessoires, tout 
              est fini et tout est parfait, tant pour le coloris que pour l'exécution. 
              Vandick, au reste, tenait la plus grande place dans ce musée 
              du roi, où je trouvai peu de tableaux des maîtres d'Italie.
                    Porporati voulut aussi me mener au 
              spectacle. Nous allâmes au grand théâtre, et 
              là, j'aperçus aux premières loges le duc de 
              Bourbon et le duc d'Enghien que je n'avais point vus depuis bien 
              long-temps. Le père alors paraissait encore si jeune, qu'on 
              l'aurait cru le frère de son fils. La musique me fit grand 
              plaisir, et comme je demandais à Porporati si sa ville renfermait 
              beaucoup d'amateurs des arts, il secoua la tête et me dit 
              : « Ils n'en ont aucune idée, et voici ce qui vient 
              de m'arriver ici : un très grand personnage, ayant entendu 
              dire que j'étais graveur, est venu dernièrement chez 
              moi pour me faire graver son cachet. »
                    Cette petite anecdote suffit, je 
              l'avoue, pour me donner une mince opinion des habitans de Turin 
              sous le rapport des arts.
                    Je quittai mes aimables hôtes 
              pour aller à Parme. A peine étais-je arrivée 
              dans cette dernière ville, que je reçus la visite 
              du comte de Flavigny, qui y séjournait alors comme ministre 
              de Louis XVI. M. de Flavigny avait soixante ans au moins; je ne 
              l'avais jamais rencontré en France; mais son extrême 
              bonté et la grâce qu'il mit à m'obliger en tout 
              me le firent bientôt connaître et apprécier. 
              Sa femme aussi combla de soins ma fille et moi, et leur société 
              me fut de la plus agréable ressource dans une ville où 
              je ne connaissais personne.
                    M. de Flavigny me fit voir tout ce 
              que Parme offrait de remarquable. Après avoir été 
              contempler le magnifique tableau du Corrége, la Crêche 
              ou la Nativité (3), je visitai les églises, dont 
              les ouvrages de ce grand peintre sont aussi le plus admirable ornement. 
              Je ne pus voir tant de tableaux divins sans croire à l'inspiration 
              que l'artiste chrétien puise dans sa croyance : la fable 
              a sans doute de charmantes fictions; mais la poésie du christianisme 
              me semble bien plus belle.
                    Je montai tout au haut de l'église 
              Saint-Jean; là, je m'établis dans le cintre pour admirer 
              de près une coupole où le Corrége a peint plusieurs 
              anges dans une gloire, entourés de nuages légers. 
              Ces anges sont réellement célestes; leurs physionomies, 
              toutes variées, ont un charme impossible à décrire. 
              Mais, ce qui m'a le plus surpris, c'est que les figures sont d'un 
              fini tel, qu'en les regardant de près, on croit voir un tableau 
              de chevalet sans que cela nuise en rien à l'effet de cette 
              coupole, vue du bas de l'église.
                    On peut admirer aussi dans l'église 
              de Saint-Antoine, en entrant à gauche, une autre figure de 
              ce grand peintre, la plus gracieuse que je connaisse, et d'une couleur 
              inimitable. J'ai remarqué dans la bibliothèque de 
              Parme un buste antique d'Adrien, très bien conservé 
              quoiqu'il ait été doré. Un petit Hercule en 
              bronze d'un travail fort précieux, un petit Bacchus charmant, 
              beaucoup de médaillons antiques, etc., etc.; mais le Corrége 
              !.... le Corrége est la grande gloire de Parme.
                    M. le comte de Flavigny me présenta 
              à l'infante (sur de Marie-Antoinette), qui était 
              beaucoup plus âgée que notre reine, dont elle n'avait 
              ni la beauté ni la grâce. Elle portait le grand deuil 
              de son frère l'empereur Joseph II, et ses appartenons étaient 
              tout tendus de noir; en sorte qu'elle m'apparut comme une ombre, 
              d'autant plus qu'elle était fort maigre et d'une extrême 
              pâleur. 
                    Cette princesse montait tous les 
              jours à cheval. Sa façon de vivre comme ses manières 
              étaient celles d'un homme. En tout, elle ne m'a point charmée, 
              quoiqu'elle m'ait reçue parfaitement bien.
                    Je ne séjournai que peu de 
              jours à Parme; la saison avançait, et j'avais les 
              montagnes de Bologne à traverser. J'étais donc très 
              pressée de me mettre en route; mais l'excellent M. de Flavigny 
              me fit retarder mon départ de deux jours, parce qu'il attendait 
              un ami auquel il désirait me confier, ne voulant pas que 
              je traversasse les montagnes seule avec ma fille et la gouvernante. 
              Cet ami (M. le vicomte de Lespignière) arriva, et je fus 
              remise à ses soins. Son voiturin suivait le mien, en sorte 
              que je voyageai avec la plus grande sécurité jusqu'à 
              Rome.
                    Je m'arrêtai très peu 
              à Modène, jolie petite ville, qui me parut fort agréable 
              à habiter. Les rues sont bordées de longs portiques 
              qui mettent les piétons à l'abri de la pluie et du 
              soleil. Le palais a un aspect grandiose et élégant. 
              Il renferme plusieurs beaux tableaux, un de Raphaël et plusieurs 
              de Jules Romain, la Femme adultère du Titien, etc., etc. 
              On y voit aussi quantité de curiosités remarquables 
              et des dessins des plus grands maîtres italiens; quelques 
              statues antiques, un grand nombre de belles médailles, ainsi 
              que des camées en agathe très précieux.
                    La bibliothèque est fort belle; 
              elle contient,m'a-t-on dit, trente mille volumes, beaucoup d'éditions 
              très rares et des manuscrits.
                    La théâtre rappelle 
              les amphithéâtres des anciens. Les remparts sont la 
              promenade habituelle; mais les campagnes qui bordent les grands 
              chemins sont charmantes, riches et bien cultivées.
                    Après avoir traversé 
              les montagnes qui ont bien quelque chose d'effrayant, car le chemin 
              est très étroit et très escarpé, et 
              bordé de précipices, ce qui m'engagea à en 
              faire une partie à pied, nous arrivâmes à Bologne. 
              Mon désir était de passer au moins une semaine dans 
              cette ville pour y admirer, les chefs-d'uvre de son école, 
              regardée généralement comme une des premières 
              de l'Italie, et pour visiter tant de magnifiques palais dont elle 
              est ornée. Tandis que, dans cette intentionné me pressais 
              de défaire mes paquets,  Hélas ! madame, me 
              dit » l'aubergiste, vous prenez une peine inutile; car, étant 
              Française, vous ne pouvez passer qu'une nuit ici.
                    Me voilà au désespoir, 
              d'autant plus que dans le moment même, je vis entrer un grand 
              homme noir, costumé tout-à-fait comme Bartholo, ce 
              qui me le fît reconnaître aussitôt pour un messager 
              du gouvernement papal. Ses habits, son visage pâle et sérieux, 
              lui donnaient un aspect qui me fit tout-à-fait peur. Il tenait 
              à la main un papier, que je pris naturellement pour l'ordre 
              de quitter la ville dans les vingt-quatre heures.  Je sais 
              ce que vous venez m'apprendre, signor, lui dis-je d'un air assez 
              chagrin.  Je viens vous apporter la permission de rester ici 
              tant qu'il vous plaira, madame, répondit-il.
                    On juge de la joie que me donna une 
              aussi bonne nouvelle, et de mon empressement à profiter de 
              cette faveur (4). Je me rendis aussitôt à l'église 
              de Sainte-Agnès, où se trouve placé le tableau 
              du martyre de cette sainte, peint par le Dominicain. La jeunesse, 
              la candeur est si bien exprimée sur le beau visage de sainte 
              Agnès, celui du bourreau qui la frappe d'un poignard forme 
              un si cruel contraste avec cette nature toute divine, que la vue 
              de cette admirable tableau me saisit d'une pieuse admiration.
                    Je m'étais agenouillée 
              devant le chef-d'uvre, et les sons de l'orgue me faisaient 
              entendre l'ouverture d'Iphigénie parfaitement bien 
              exécutée. Le rapprochement involontaire que je fis 
              entre la jeune victime des païens et la jeune victime chrétienne, 
              le souvenir du temps si calme et si heureux où j'avais entendu 
              cette même musique, et la triste pensée des maux qui 
              pesaient alors sur ma malheureuse patrie, tout oppressa mon cur 
              au point que je me mis à pleurer amèrement et à 
              prier Dieu pour la France. Heureusement j'étais seule dans 
              l'église, et je pus y rester long-temps, livrée aux 
              émotions si vives qui s'étaient emparées de 
              mon ame.
                    En sortant, j'allai visiter plusieurs 
              des palais qui renferment les chefs-d'uvre des grands maîtres 
              de l'école de Bologne, plus féconde qu'aucune autre 
              école italienne. Il faudrait des volumes pour décrire 
              les beautés dont le Guide, le Guerchin, les Carraches, le 
              Dominicain, ont orné ces pompeuses habitations. Dans l'un 
              de ces palais, le custode me suivait, s'obstinant à me nommer 
              l'auteur de chaque tableau. Cela m'impatientait beaucoup, et je 
              lui dis doucement qu'il prenait une peine mutile; que je connaissais 
              tous ces maîtres. Il se contenta donc de continuer seulement 
              à m'àccompagner; mais comme il m'entendait m'extasier 
              devant les plus beaux ouvrages en nommant le peintre, il me quitta 
              pour aller dire à mon domestique :  Qui donc est cette 
              dame? j'ai conduit de bien grandes princesses, mais je n'en ai jamais 
              vue qui s'y connaisse aussi bien qu'elle.
                    Le palais Caprara renferme, dans 
              sa première galerie, des trophées militaires indiens 
              et turcs, dont plusieurs sont la dépouille de généraux 
              vaincus par la famille Gaprara. Le portrait du plus célèbre 
              guerrier de ce nom est au bout de la galerie, qui, je crois, est 
              unique dans son genre.
                    On voit, dans la seconde galerie, 
              une tète de prophète et la Sibylle de Cumes du Guerchin, 
              dans son meilleur temps; une Ascension du Dominicain, quelques têtes 
              de Carlo Dolce et du Titien; une Sainte Famille du Carrache, et 
              deux petits ronds de l'Albane d'une grande finesse.
                    Le palais Bonfigliola possède 
              un beau Saint Jérôme de l'Espagolet, me Sibylle du 
              Guide, appuyée sur sa main, tenant son papyrus; et plusieurs 
              autres chefs-d'uvre.
                    Le palais Zampieri : Henri IV et 
              Gabrielle de Rubens; dans la salle d'Annibal Carrache, la Déposition 
              du Christ, effet de nuit, superbe tableau. Le portrait de Louis 
              Carrache, peint par lui-même. Un plafond du Guerchin représentant 
              Hercule qui étouffe Antée, et le Départ d'Agar, 
              beau tableau, plein d'expression. C'est dans ce palais que l'on 
              voit le chef-d'uvre du Guide, saint Pierre et saint Paul causant 
              ensemble. Ce tableau réunit toutes les perfections; les moindres 
              détails y sont d'une telle vérité, que ces 
              deux figures font illusion au point qu'on croit les entendre parler. 
              C'est bien certainement ce que le Guide a fait de plus beau.
                    Trois jours après mon arrivée 
              (le 3 novembre 1789), j'avais été reçue membre 
              de l'Académie et de l'Institut de Bologne. M. Bequetti, qui 
              en était le directeur, vint m'apporter lui-même mes 
              lettres de réception.
                    Je me consolais d'abandonner tant 
              de chefs-d'uvre par l'idée de tous ceux que j'allais 
              trouver à Florence. Après avoir traversé les 
              Apennins et les montagnes arides de Radico Fani, nous parcourûmes 
              un pays plein de belles cultures, qui est la limite de la Toscane. 
              A droite du chemin, on me montra un petit volcan, qui s'enflamme 
              à l'approche d'une lumière, et que l'on nomme Fuoco 
              di Lagno. Plus loin, le chemin s'étant élevé, 
              je découvris Florence, située au fond d'une large 
              vallée, ce qui d'abord me parut triste; car j'aime beaucoup 
              que l'on bâtisse sur les hauteurs; mais sitôt que j'entrai 
              dans la ville, je fus surprise et charmée de sa beauté.
                    Après m'être installée 
              dans l'hôtel qu'on m'avait indiqué, je débutai 
              par aller, avec ma fille et le vicomte de Lespignière, me 
              promener sur une montagne des environs, d'où l'on découvre 
              une vue magnifique, et sur laquelle se trouvent beaucoup de cyprès. 
              Ma fille, en les regardant, me dit : « Ces arbres-là 
              invitent au silence.» Je fus si surprise qu'un enfant de sept 
              ans pût avoir une idée de ce genre, que je n'ai jamais 
              oublié cela.
                    Malgré le désir extrême 
              que j'avais d'arriver à Rome, il m'était impossible 
              de ne pas séjourner un peu dans cette charmante ville. J'allai 
              voir avant tout la célèbre galerie que les Médicis 
              ont enrichie avec tant de magnificence. En entrant par le vestibule, 
              on aperçoit d'abord une quantité de tombeaux antiques 
              (5); et contre la porte, se trouve placée la fameuse statue 
              du Gladiateur. De ce vestibule, on entre dans la galerie qui renferme 
              tant de superbes statues. La Vénus de Médicis, les 
              deux Lutteurs, le Remouleur, un jeune Faune, le Satyre et le Bacchus 
              de Jean de Bologne, et la belle scène de la Niobé. 
              Ces principales figures ornent la salle de la tribune, qui est aussi 
              décorée par plusieurs beaux tableaux, dont trois sont 
              de Raphaël, un d'André del Sarto, et d'autres de divers 
              grands maîtres. Dans une seconde salle, on voit en sculpture 
              : Euphrosine couchée, Alexandre mourant; en peinture : une 
              Vénus du Titien, un très beau Vanderveft, de superbes 
              paysages de Salvator Rosa, et cent autres chefs-d'uvre que 
              je ne cite point; car il faudrait un volume pour entrer dans quelques 
              détails sur toutes les richesses que j'eus le bonheur d'admirer 
              dans ce lieu de délices pour un artiste.
                    J'allai le lendemain au palais Pitti, 
              où, dans la première salle, je distinguai surtout 
              la Charité, peinte par le Guide, le portrait d'un philosophe 
              par Rembrandt, un tableau à la fois très fin et très 
              vigoureux de Carlo Dolce, une sainte famille de Louis Carrache, 
              et la vision d'Ézéchiel, admirable petit tableau de 
              Raphaël. On y remarque aussi le portrait d'une femme habillée 
              en satin cramoisi, peint par le Titien avec autant de vigueur que 
              de vérité.
                    La seconde salle renferme quatre 
              beaux tableaux du vieux Palme; et de Rubens, un grand tableau allégorique, 
              une Sainte Famille, ainsi que son tableau des Philosophes, qui est 
              superbe; le portrait d'un cardinal, peint par Vandick, dont la belle 
              couleur et la grande vérité sont remarquables. C'est 
              aussi dans cette salle que l'on voit la Madone à la Seggiola, 
              Léon X et Jules II, par Raphaël, trois chefs-d'uvre, 
              si dignes de leur haute renommée.
                    On trouve dans la troisième 
              salle un grand et beau tableau d'André del Sarte représentant 
              la Vierge, Jésus et saint Jérôme; Paul III, 
              du Titien, admirable de vérité; un tableau allégorique, 
              deux paysages, et la fameuse fête de village, par Rubens; 
              enfin, une Sainte Famille assise sur des ruines, magnifique tableau 
              de Raphaël.
                    Dans le jardin du palais Pitti, au-dessus 
              d'un bassin qui a vingt pieds de diamètre, on voit une statue 
              colossale de Neptune, et trois Fleuves qui versent de l'eau en abondance; 
              toutes ces figures, d'une très belle composition, sont de 
              Jean de Bologne.
                    Dès que je pus m'arracber 
              à la jouissance de parcourir la galerie des Médicis 
              et le palais Pitti; j'allai voir les autres beautés que renferme 
              Florence. D'abord, les portes du baptistère de Guilberti 
              dont les sujets, en dix compartimens, sont d'une composition admirable. 
              Ces sujets sont pris dans l'Ancien et le Nouveau Testament. Le relief 
              des figures, le style des draperies, les accessoires, arbres, fabriques, 
              tout est d'une exécution si parfaite, qu'on pourrait en faire 
              des tableaux, car il n'y manque que la couleur; aussi Michel-Ange 
              les nommait-il les portes du paradis.
                    A l'église de Saint-Laurent, 
              je m'arrêtai long-temps dans la chapelle des Médicis, 
              dont plusieurs tombeaux ont été exécutés 
              d'après les dessins de Michel-Ange. On ne peut rien voir 
              de plus beau que ces tombeaux. Quelques-uns sont en granit oriental, 
              d'autres en granit égyptien. Dans des niches en marbre noir, 
              on a placé des statues en bronze doré. C'est dans 
              l'église Santa -Croce que se trouve le mausolée de 
              Michel-Ange. Là, il faut se prosterner.
                    Je suis montée au cloître 
              de l'Annonciate, peint par André del Sarte. Ces diverses 
              compositions sont d'un style simple, qui convient au sujet, et qui 
              tient même de l'antique. Les figures pleines d'expression 
              et de vérité sont d'une excellente couleur. Il est 
              bien malheureux que l'on n'ait pas soigné ces chefs-d'uvre, 
              qui auraient suffi à la réputation de ce grand peintre. 
              La Vierge, nommée la Madona del Sacco, est divine. 
              On la prendrait pour une vierge de Raphaël.
                    On sent bien que je ne pouvais quitter 
              Florence sans aller au palais Altoviti pour voir le beau portrait 
              que Raphaël a fait de lui-même. Ce portrait a été 
              mis sous verre afin de le conserver, et cette précaution 
              a fait noircir les ombres, mais tous les clairs de la. chair sont 
              restés purs et d'une belle couleur. Les traits du visage 
              sont régulièrement beaux, les yeux charmans, et le 
              regard est bien celui d'un observateur.
                    Je ne négligeai pas de visiter 
              la bibliothèque des Médicis, qui possède les 
              manuscrits, les plus rares. Il s'y trouve d'anciens missels dont 
              les marges à gauche sont peintes dans la perfection; ces 
              sujets saints sont rendus en miniature avec des couleurs et un fini 
              admirables.
                    Le jour que j'allai visiter la galerie 
              où se trouvent les portraits des peintres modernes peints 
              par eux-mêmes, on me fit l'honneur de me demander le mien 
              pour la ville de Florence, et je promis de l'envoyer quand je serais 
              arrivée à Rome. Je remarquai avec un certain orgueil 
              dans cette galerie celui d'Angelica Kaufmann une des gloires de 
              notre sexe.
                    Tout le temps de mon séjour 
              à Florence fut un temps d'enchantement. J'avais fait connaissance 
              avec une dame française, la marquise de Venturi, qui me comblait 
              d'amitiés et d'obligeances. Les soirs, elle me menait promener 
              sur les bords de l'Arno, où arrivent, à une certaine 
              heure, une quantité de voitures élégantes et 
              de beau monde, dont la présence animait ce lieu charmant. 
              Ces promenades et mes courses du matin à la galerie Médicis, 
              aux églises et aux palais de la ville, me faisaient passer 
              mes journées d'une manière ravissante; et si j'avais 
              pu ne point penser à cette pauvre France, j'aurais été 
              alors la plus heureuse des créatures.
(1) Celui dont on connaît de si belles gravures, entre autres une faite d'après le tableau de Santerre, qui représente la chaste Suzanne entre les deux vieillards. Le burin éminemment classique de Porporati, nomme celui de M. Desnoyers, sera toujours apprécié par les vrais connaisseurs.
(2) Ce tableau a été acheté par la France; il est resté depuis au musée du Louvre.
(3) Nous l'avons eu au Musée.
(4) II faut croire que de Turin on instruisait le gouvernement papal du nom de tous les voyageurs français qui traversaient les Etats romains.
(5) Les Médicis ont élevé à Gioto, Florentin de naissance, un monument sur lequel est placé le portrait de ce peintre.
Extrait du livre :
              Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun
              Édition : Librairie de H. Fournier - Paris 1835