Zurich en 1830
Johann Ulrich Burri
Lithographie
VOYAGE EN SUISSE EN 1808 ET 1809.
LETTRE III.
Zurich; Ehrlebacz, l'île d'Houfnau, Rapercheld, la vallée de Glaris.
En voyageant en Suisse, on passe d'enchantement en enchantement; quand on sait bien voir, on n'y connaît point la monotonie; à chaque pas la scène varie; d'un site charmant vous passez à un site sévère: c'est ce que j'éprouvai en allant à Zurich. Après avoir visité les curiosités de la ville et les environs, j'allai m'installer dans une jolie maison de campagne à Ehrlebacz, au bord du lac; cette maison appartenait au général baron de Salis; lui-même habitait tout près de là avec sa femme, sa fille et sa belle-fille, et ce voisinage ne faisait qu'augmenter le charme de mon séjour. Je fus reçue par le général et par les siens comme si j'eusse été de la famille. Je ne puis oublier les douces heures que j'ai passées dans leur société. Le bon général avait quatre-vingt-un ans; malgré son âge et ses infirmités, il était toujours gai, spirituel; il me racontait mille piquantes anecdotes; à l'âge du général, la main peut bien être paresseuse, et cependant le vieux et excellent baron écrivait souvent à ses amis. J'avais rencontré aussi le général baron de Salis dans mon voyage à Naples, et je l'avais trouvé aimable et bon, comme je l'ai dit ailleurs. Du reste, il n'était point pour moi une connaissance nouvelle; avant que l'ouragan révolutionnaire eût tout dispersé, j'avais connu et reçu chez moi à Paris le bon général; tous les gens de bien l'estimaient et l'aimaient.
Les deux côtés du lac sont parsemés de villages pittoresques et d'élégantes maisons de campagne, la végétation y est riche et variée; une forêt de sapins couvre les riantes habitations. Les sites sont tellement champêtres, surtout à la droite du lac du côté du mont Albis, qu'on se rappelle involontairement les peintures de Gessner; en effet, c'est là qu'était sa demeure, et c'est là qu'il a écrit d'après nature. Une de nos jouissances était d'entendre tous les dimanches matin, à huit heures précises, les cloches de différens villages des bords du lac, qui toutes sonnent à la même heure; leurs sons différens se confondent, se perdent ensemble selon leur distance: c'est un mélange qui, sans être calculé, produit une harmonie lointaine délicieuse.
Avant de quitter Ehrlebacz, je désirais beaucoup faire une excursion, et je priai le général de permettre que sa belle-fille vînt m'accompagner; j'obtins cette permission; cette dame, qui n'avait guère plus de vingt ans, en fut aussi contente que moi. Dès le lendemain nous nous embarquâmes sur le lac de Zurich. Nous nous arrêtâmes à la petite île d'Houfnau, qui n'a pour habitans qu'une vieille femme et une jeune fille dont la nourriture se compose tout simplement de lait et de légumes. Une petite église, bien ancienne, entourée d'un cimetière, se trouve au milieu de l'île. La jeune fille nous montra un caveau ouvert, rempli de têtes de morts d'une grosseur prodigieuse: je ne pouvais en croire mes yeux. «Depuis quand ces têtes sont-elles entassées là?» demandai-je à la jeune fille.--«Ces têtes de morts, me répondit-elle, sont si anciennes qu'on ne peut savoir l'époque où elles ont été mises là.»
Nous quittâmes cette île et reprîmes notre barque pour aller coucher à Rapercheld; le soleil n'éclairait plus que les sommets des montagnes de Glaris; ces sommets étaient couleur de feu; les autres montagnes plus près de nous, plus basses, étaient dans l'ombre; cet effet mélancolique me charma tellement, que vite je pris mes pastels pour le peindre. Arrivées à l'auberge de Rapercheld, nous étions pressées de nous coucher, parce que nous voulions partir le lendemain de très bon matin pour une dernière excursion. Il m'a été impossible de dormir, parce qu'en face de nous des chants plaintifs se faisaient entendre. «Qui chante ainsi?» m'écriai-je.--«Ce sont des bergers, me répondit-on, qui soupirent leurs amours pour des jeunes filles logées là chez leurs parens.» On ajouta que c'était l'usage dans la contrée, et que souvent les parens ouvrent leur porte au jeune berger à qui ils veulent donner leur fille; en ce cas, les amoureux ont la permission de rester la nuit près du lit de celle qu'ils doivent épouser; on m'a bien assuré que jamais ils n'abusaient de cette permission. Ce coin de la Suisse est assez peu fréquenté; les habitans peuvent avoir conservé l'innocence primitive.
Le lendemain nous partons pour aller sur le lac de Walenstad; gardez-vous bien, Madame, de vous embarquer jamais sur ce lac; il n'a pas le charme des autres lacs de la Suisse, et ne présente que des périls; d'énormes montagnes l'entourent et le resserrent. À gauche, en entrant, se trouve un petit village avec son clocher, c'est le seul endroit où l'on puisse débarquer. Nous allions toujours en avant, lorsqu'un grand vent s'élève, et tout à coup de gros nuages noirs s'amoncellent sur les monts et sur nos têtes; j'admirais cet effet terrible; mais ma jeune compagne mourait de peur, d'autant que le batelier nous dit qu'il fallait vite retourner; plus loin nous n'aurions pu débarquer. D'après l'avis du batelier, et aussi vu la frayeur de ma compagne, nous rebroussâmes chemin. Il était temps, car la tempête ne tarda pas à gronder, et un peu plus tard nous aurions été en péril. Nous retournâmes à Rapercheld.
Nous avions eu le projet de visiter la vallée de Glaris, et plusieurs amis du général de Salis nous attendaient pour nous accompagner. Cette vallée n'a de remarquable qu'une cascade; elle est encaissée par de grandes roches, de sorte qu'à l'heure de midi on y étouffe de chaleur. Ma pauvre tête brûlait sous mon chapeau, et je ne pouvais plus y tenir; ayant aperçu en chemin des plantes à larges feuilles, j'en ramassai pour en couvrir ma tête; je les renouvelais sans cesse, et c'est ainsi que je parvenais à me rafraîchir. Nous étions tous accablés par la chaleur, lorsque enfin nous découvrîmes un chalet au bout de la vallée; nous y entrâmes pour nous reposer, et nous y bûmes du lait avec délices. La femme qui nous avait donné cette hospitalité si généreuse ne voulut point recevoir d'argent; nos compagnons nous firent entendre qu'elle accepterait plus volontiers des rubans; aussitôt nous détachâmes nos ceintures, et cette femme fut parfaitement satisfaite.
En traversant la vallée de Glaris, j'aperçus un village placé tout-à-fait au-dessous d'une montagne qui menaçait de crouler; plusieurs grosses pierres avaient déjà roulé jusques auprès des habitations; je dis à plusieurs des bonnes gens du village: «Je crains bien que cette montagne ne tombe un jour sur vous.»--«Que voulez-vous? me répondirent ces bonnes gens, nous sommes nés là, nous y mourrons.» Tristes et naïves paroles qui peignent toute la simplicité de ces lieux. On montre au bout de cette vallée, à droite et à gauche, les deux chemins que l'armée française et l'année russe ont suivis dans le temps des guerres de la révolution.
Extrait du livre :
Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun
Édition : Librairie de H. Fournier - Paris 1835