LETTRES A LA PRINCESSE KOURAKIN.
LETTRE IV.
Mon mariage. — Je prends des élèves; madame Benoist. — Je renonce
à cette école. — Mes portraits ; comment je les costume. — Séance
de l'Académie française. — Ma fille. — La duchesse de Mazarin.
— Les ambassadeurs de Tipoo Saîh. — Tableaux que je fais d'après
eux. — Dîner qu'ils me donnent
Mon beau-père s'étant retiré du commerce,
nous allâmes loger à l'hôtel Lubert, rue de Cléry. M. Lebrun
venait d'acheter cette maison ; il l'habitait, et dès que nous fûmes
établis, j'allai voir les magnifiques tableaux de toutes
les écoles, dont son appartement était rempli. J'étais
enchantée d'un voisinage qui me mettait à même de consulter
les chefs-d'œuvre des maîtres. M. Lebrun me témoignait
une extrême obligeance en me prêtant, pour les copier, des tableaux
d'une beauté admirable et d'un grand prix. Je lui devais
ainsi les plus fortes leçons que je pusse prendre, lorsque au bout
de six mois il me demanda en mariage. J'étais loin de vouloir
l'épouser, quoiqu'il fut très bien fait et qu'il eût
une figure agréable. J'avais alors vingt ans; je vivais sans
inquiétude sur mon avenir, puisque je gagnais beaucoup d'argent,
en sorte que je ne sentais aucun désir de me marier. Mais
ma mère, qui croyait M. Lebrun fort riche, ne cessait de m'engager
avec instances à ne point refuser un parti aussi avantageux, et
je me décidai enfin à ce mariage, poussée surtout
par l'envie de me soustraire au tourment de vivre avec mon beau-père,
dont la mauvaise humeur augmentait chaque jour depuis qu'il était
oisif. Je me sentais si peu entraînée, toutefois, à
faire le sacrifice de ma liberté, qu'en allant à l'église,
je me disais encore : Dirai-je oui? dirai-je non? Hélas!
j'ai dit oui, et j'ai changé mes peines contre d'autres peines.
Ce n'est pas que M. Lebrun fût un méchant homme : son
caractère offrait un mélange de douceur et de vivacité;
il était d'une grande obligeance pour tout le monde, en un
mot assez aimable; mais sa passion effrénée pour les
femmes de mauvaises mœurs, jointe à la passion du jeu, ont
causé la ruine de sa fortune et la mienne, dont il disposait
entièrement; au point qu'en 1789, lorsque je quittai la France,
je ne possédais pas vingt francs de revenu, après avoir gagné,
pour ma part, plus d'un million. Il avait tout mangé.
Mon mariage fut tenu quelque temps secret: M. Lebrun,
ayant dû épouser la fille d'un Hollandais avec lequel il faisait
un grand commerce en tableaux, me pria de ne point le déclarer avant
qu'il eût terminé ses affaires. J'y consentis d'autant plus volontiers,
que je ne quittais pas sans un grand regret mon nom de fille, sous
lequel j'étais déjà très connue; mais ce mystère, qui dura peu,
n'en eut pas moins un résultat assez effrayant pour mon avenir.
Plusieurs personnes, qui croyaient simplement que j'allais épouser
M. Lebrun, venaient me trouver pour me détourner de faire une pareille
sottise. Tantôt c'était Auber, joaillier de la couronne, qui me
disait avec amitié : « Vous feriez mieux de vous attacher une pierre
au cou et de vous jeter dans la rivière que d'épouser Lebrun. »
Tantôt c'était la duchesse d'Aremberg, accompagnée de madame de
Canillac, de madame de Souza (alors ambassadrice de Portugal), toutes
trois si jeunes et si jolies, qui m'apportaient leurs conseils tardifs
quand j'étais mariée depuis quinze jours. — Au nom du ciel, me disait
la duchesse, n'épousez pas M. Lebrun, vous seriez trop malheureuse.
Puis elle me contait une foule de choses que j'avais le bonheur
de ne pas croire entièrement, quoiqu'elles se soient trop confirmées
depuis; mais ma mère, qui se trouvait là , avait peine à retenir
ses larmes.
Enfin la déclaration de mon mariage vint mettre un
terme à ces tristes avertissements, qui grâce à ma chère peinture,
avaient peu altéré ma gaieté habituelle. Je ne pouvais suffire aux
portraits qui m'étaient demandés de toutes parts, et quoique M.
Lebrun prît dès lors l'habitude de s'emparer des paiemens, il n'en
imagina pas moins, pour augmenter notre revenu, de me faire avoir
des élèves. Je consentis a ce qu'il désirait, sans prendre le temps
d'y réfléchir, et bientôt il me vint plusieurs demoiselles auxquelles
je montrais à faire des yeux, des nez, des ovales, qu'il fallait
retoucher sans cesse, ce qui me détournait de mon travail et m'ennuyait
fortement.
Parmi mes élèves se trouvait mademoiselle Emilie Roux
de La Ville, qui depuis a épousé M. Benoist, directeur des droits
réunis, et pour laquelle Demoustiers a écrit les Lettres sur la
Mythologie. Elle peignait au pastel des têtes où s'annonçait déjà
le talent qui lui à donné une juste célébrité. Mademoiselle Emilie
était la plus jeune de mes élèves, pour la plupart plus âgées que
moi, ce qui nuisait prodigieusement au respect que doit imprimer
un chef d'école. J'avais établi l'atelier de ces demoiselles dans
un ancien grenier à fourrage, dont le plafond laissait à découvert
de fort grosses poutres. Un matin, je monte et je trouve mes élèves,
qui venaient d'attacher une corde à Tune de ces poutres, et qui
se balançaient à qui mieux mieux. Je prends mon air sérieux, je
gronde, je fais un discours superbe sur la perte du temps ; puis
voilà que je veux essayer la balançoire , et que je m'en amuse plus
que toutes les autres. Vous jugez qu'avec de pareilles manières
il m'était difficile de leur imposer beaucoup, et cet inconvénient,
joint à l'ennui de revenir à l'a b c de mon art en corrigeant des
études, me fit renoncer bien vite à tenir cette école.
L'obligation de laisser mou cher atelier pendant quelques
heures avait encore ajouté, je crois, à mon amour pour le
travail ; je ne quittais plus mes pinceaux qu'à la nuit tout-à-fait
close, et le nombre de portraits que j'ai faits à cette époque
est vraiment prodigieux. Comme j'avais horreur du costume que les
femmes portaient alors, je faisais tous mes efforts pour lé
rendre un peu plus pittoresque, et j'étais ravie, quand j'obtenais
la confiance de mes modèles, de pouvoir draper à ma fantaisie. On
ne portait point encore de schals; mais je disposais de larges écharpes,
légèrement entrelacées autour du corps et sur les
bras, avec lesquelles je tâchais d'imiter le beau style des draperies
de Raphaël et du Dominicain, ainsi que vous avez pu le voir en Russie
dans plusieurs de mes portraits, notamment dans celui de ma fille
jouant de la guitare. En outre, je ne pouvais souffrir la poudre.
J'obtins de la belle duchesse de Grammont-Cadrousse qu'elle n'en
mettrait pas pour se faire peindre; ses cheveux étaient d'un
noir d'ébène; je les séparai sur le front, arrangés
en boucles irrégulières. Après ma séance, qui finissait
à l'heure du dîner, la duchesse ne dérangeait rien
à sa coiffure et allait ainsi au spectacle; une aussi jolie femme
devait donner le ton : cette mode prit doucement, puis devint enfin
générale. Ceci me rappelle qu'en 1786, peignant la
reine, je la suppliai de ne point mettre de poudre et de partager
ses cheveux sur son front.— Je serai la dernière à suivre cette mode,
dit la reine en riant, je ne veux pas qu'on dise que je l'ai imaginée
pour cacher mon grand front.
Je tâchais autant qu'il m'était possible de
donner aux femmes que je peignais l'attitude et l'expression de
leur physionomie ; celles qui n'avaient pas de physionomie (on en
voit), je les peignais rêveuses et nonchalamment appuyées. Enfin,
il faut croire qu'elles étaient contentes; car je ne pouvais suffire
aux demandes; on avait de la peine à se faire placer sur ma liste;
en un mot j'étais à la mode; il semblait que tout se réunît pour
m'y mettre. Vous en jugerez par la scène suivante, qui m'a toujours
laissé un souvenir si flatteur : Quelque temps après mon mariage,
j'assistais à une séance de l'Académie française; La Harpe y lut
son discours sur les talens des femmes. Quand il en vint à ces vers
où l'éloge est si fort exagéré, et que j'entendais pour la première
fois :
Lebrun, de la beauté le peintre et le modèle,
Moderne Rosalba, mais plus brillante qu'elle,
Joint la voix de Favart au souris de Vénus, etc.
l'auteur de Warwick me regarda : aussitôt tout le public (sans en
excepter la duchesse de Chartres et le roi de Suède qui assistaient
à la séance) se lève, se retourne vers moi, en m'applaudissant avec
de tels transports que je fus prête à me trouver mal de confusion.
Ces jouissances d'amour-propre, dont je vous parle,
chère amie, parce que vous avez exigé que je vous dise tout, sont
bien loin de pouvoir se comparer à la jouissance que j'éprouvai
lorsque au bout de deux années de mariage je devins grosse. Mais
ici vous allez voir combien cet extrême amour de mon art me rendait
imprévoyante sur les petits détails de la vie; car toute heureuse
que je me sentais, à l'idée de devenir mère, les neufs mois de ma
grossesse s'étaient passés sans que j'eusse songé le moins du monde
à préparer rien de ce qu'il faut pour une accouchée. Le jour de
la naissance de ma fille, je n'ai point quitté mon atelier, et je
travaillais à ma Vénus qui lie les ailes de l'Amour, dans les intervalles
que me laissaient les douleurs.
Madame de Verdun, ma plus ancienne amie, vint me voir
le matin. Elle pressentit que j'accoucherais dans la journée, et
comme elle me connaissait, elle me demanda si j'étais pourvue de
tout ce qui me serait nécessaire; à quoi je répondis d'un air étonné
que je ne savais pas ce qui m'était nécessaire. « Vous voilà bien,
reprit-elle, vous êtes un vrai garçon. Je vous avertis, moi, que
vous accoucherez ce soir. » Non! non! dis-je, j'ai demain séance,
je ne veux pas accoucher aujourd'hui. Sans me répondre, madame de
Verdun me quitta un instant pour envoyer chercher l'accoucheur,
qui arriva presque aussitôt. Je le renvoyai mais il resta caché
chez moi jusqu'au soir, et à dix heures ma fille vint au monde.
Je n'essaierai pas de décrire la joie qui me transporta quand j'entendis
crier mon enfant. Cette joie, toutes les mères la connaissent; elle
est d'autant plus vive qu'elle se joint au repos qui succède à des
douleurs atroces, et selon, moi, M. Dubuc l'exprimait parfaitement
en disant : Le bonheur c'est l'intérêt dans le calme.
Pendant ma grossesse j'avais peint la duchesse de
Mazarin, qui n'était plus jeune, mais qui était encore belle ; ma
fille avait ses yeux et lui ressemblait prodigieusement. Cette duchesse
du Mazarin est celle qu'on disait avoir été douée à sa naissance
par trois fées : la fée Richesse, la fée Beauté, et la fée Guignon.
Il est certain que la pauvre femme ne pouvait rien entreprendre,
pas même de donner une fête, sans qu'un accident quelconque ne vînt
se jeter à la traverse. On a souvent conté plusieurs accidens de
sa vie dans ce genre; en voici un moins connu : Un soir qu'elle
donnait à souper à soixante personnes, elle imagine de faire placer
au milieu de la table un énorme pâté, dans lequel se trouvaient
enfermés une centaine de petits oiseaux vivans. Sur un signe de
la duchesse, on ouvre la pâté, et voilà cette volatile effarouchée
qui vole sur les visages, qui se niche dans les cheveux des femmes,
toutes très parées et coiffées avec soin. Vous imaginez l'humeur,
les cris? On ne pouvait se débarrasser de ces malheureux oiseaux;
enfin on fut obligé de se lever de table, en maudissant une si sotte
invention.
La duchesse de Mazarin était devenue fort grosse;
on mettait un temps infini à la corser. Une visite lui vint un jour
tandis qu'on la laçait, et une de ses femmes courut à la porte,
en disant : « n'entrez pas avant que nous ayons arrangé les chairs.
» Je me rappelle que cet excès d'embonpoint excitait l'admiration
des ambassadeurs turcs. Comme on leur demandait à l'Opéra quelle
femme leur plaisait davantage de toutes celles qui remplissaient
les loges, ils répondirent sans hésiter que la duchesse de Mazarin
était la plus belle, parce qu'elle était la plus grosse.
Puisque je vous parle d'ambassadeurs, je ne veux pas
oublier de vous dire comment j'ai peint dans ma vie deux diplomates,
qui pour être cuivrés, n'en avaient pas moins des tètes superbes.
En 1788, des ambassadeurs furent envoyé à Paris par l'empereur Tipoo-Saïb.
Je vis ces Indiens à l'Opéra, et ils me parurent si extraordinairement
pittoresques que je voulus faire leurs portraits. Ayant, communiqué
mon désir à leur interprète, je sus qu'ils ne consentiraient jamais
à se laisser peindre si la demande ne venait pas du roi, et j'obtins
cette faveur de Sa Majesté. Je me rendis à l'hôtel qu'ils habitaient
(car ils voulaient être peints chez eux), avec de grandes toiles
et des couleurs. Quand j'arrivai dans leur salon, un d'eux apporta
de l'eau de rose et m'en jeta sur les mains; puis le plus grand,
qui s'appelait Davich Khan, me donna séance. Je le fis en pied,
tenant son poignard. Les draperies, les mains, tout fut fait d'après
lui, tant il se tenait avec complaisance. Je laissais sécher le
tableau dans un autre salon.
Je commençai ensuite le portrait du vieux ambassadeur,
que je représentai assis avec son fils près de lui. Le père surtout
avait une tête superbe. Tous deux étaient vêtus de robes de mousseline
blanche, parsemée de fleurs d'or; et ces robes, espèces de tuniques
avec de larges manches plissées en travers, étaient retenues par
de riches ceintures. Je finis alors entièrement le tableau, à l'exception
du fond et du bas des robes.
Madame de Bonneuil à qui j'avais parlé de mes séances
désirait beaucoup voir ces ambassadeurs, ils nous invitèrent toutes
deux à dîner, et nous acceptâmes par pure curiosité. En entrant
dans la salle à manger nous fûmes un peu surprises de trouver le
dîner servi par terre, ce qui nous obligea à nous tenir comme
eux presque couchées autour de la table, ils nous servirent avec
leurs mains ce qu'ils prenaient dans les plats, dont l'un contenait
une fricassée de pieds de mouton à la sauce blanche, très épicée,
et l'autre, je ne sais quel ragoût. Vous devez penser que nous fîmes
un triste repas: il nous répugnait trop de les voir employer leurs
mains bronzées en guise de cuillères.
Ces ambassadeurs avaient amené avec eux un jeune homme,
qui parlait un peu le français. Madame de Bonneuil, pendant les
séances, lui apprenait à chanter Annette à l'âge de quinze ans.
Lorsque nous allâmes faire nos adieux, ce jeune homme nous dit sa
chanson, et nous témoigna le regret de nous quitter en disant: « Ah!
comme mon cœur pleure! » Ce que je trouvai fort oriental et
fort bien dit.
Lorsque le portrait de Davich Khan fut sec, je l'envoyai
chercher; mais il l'avait caché derrière son lit et ne voulait point
le rendre, prétendant qu'il fallait une ame à ce portrait. Ce refus
donna lieu à de fort jolis vers qui me furent adressés et que je
copie ici.
A MADAME LEBRUN,
Au sujet du portrait de Davich Khan, et du préjugé
des Orientaux contre la peinture.
Ce n'est point aux climats où règnent les sultans
Que le marbre s'anime et la toile respire.
Les préjugés de leurs imans
Du dieu des arts ont renversé l'empire.
Ils ont rêvé qu'Allah, jaloux de nos talens,
Doit, en jugeant les mondes et les âges,
Donner une ame à ces images
Qui sauvent la beauté du ravage des temps.
Sublime Allah ! tu ris de cette erreur impie !
Tu conviendras, voyant cette copie,
Où l'art de la nature a surpris les secrets,
Que, comme toi, le génie a ses flammes ;
Et que Lebrun, en peignant des portraits,
Sait aussi leur donner une ame.
Je ne pus avoir mon tableau qu'en employant la supercherie
; et lorsque l'ambassadeur ne le retrouva plus, il s'en prit à son
valet de chambre qu'il voulait tuer. L'interprète eut toutes les
peines du monde a lui faire comprendre qu'on ne tuait pas les valets
de chambre à Paris, et fut obligé de lui dire que !e roi de France
avait fait demander le portrait.
Ces deux tableaux ont été exposés au salon, en 1789.
Après la mort de M. Lebrun, qui s'était emparé de tous mes ouvrages,
ils ont été vendus, et j'ignore qui les possède aujourd'hui.
Adieu, chère et aimable amie.
Extrait du livre :
Souvenirs de madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun
Édition : Librairie de H. Fournier - Paris 1835
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