LETTRES A LA PRINCESSE KOURAKIN.
LETTRE V.
La Reine. — Mes séances à Versailles — Portraits que je fais
d'elle à différentes époques. — Sa bonté. — Louis XVI. — Dernier
bal de la Cour à Versailles. — Madame Elisabeth. Monsieur, frère
du roi. — La princesse Lamballe.
C'est en l'année 1779, ma chère amie, que j'ai fait
pour la première fois le portrait de la reine, alors dans tout l'éclat
de sa jeunesse et de sa beauté. Marie-Antoinette était grande, admirablement
bien faite, assez grasse sans l'être trop. Ses bras étaient superbes,
ses mains petites, parfaites de forme, et ses pieds charmans. Elle
était la femme de France qui marchait le mieux; portant la tête
fort élevée, avec une majesté qui faisait reconnaître la souveraine
au milieu de toute sa cour, sans pourtant que cette majesté nuisît
en rien à tout ce que son aspect avait de doux et de bienveillant.
Enfin, il est très difficile de donner à qui n'a pas vu la reine,
une idée de tant de grâces et de tant de noblesse réunies. Ses traits
n'étaient point réguliers, elle tenait de sa famille cet ovale long
et étroit particulier à la nation autrichienne. Elle n'avait point
de grands yeux; leur couleur était presque bleue; son regard était
spirituel et doux , son nez fin et joli, sa bouche pas trop grande,
quoique les lèvres fussent un peu fortes. Mais ce qu'il y avait
de plus remarquable dans son visage, c'était l'éclat de son teint.
Je n'en ai jamais vu d'aussi brillant, et brillant est le mot ;
car sa peau était si transparente qu'elle ne prenait point d'ombre.
Aussi ne pouvais-je en rendre l'effet à mon gré : les couleurs me
manquaient pour peindre cette fraîcheur, ces tons si fins qui n'appartenaient
qu'à cette charmante figure et que je n'ai retrouvés chez aucune
autre femme.
A la première séance, l'air imposant de la reine m'intimida
d'abord prodigieusement; mais S. M. me parla avec tant de bonté
que sa grâce si bienveillante dissipa bientôt cette impression.
C'est alors que je fis le portrait qui la représente avec un grand
panier, vêtue d'une robe de satin et tenant une rosé à la main.
Ce portrait était destiné à son frère, l'empereur Joseph II, et
la reine m'en ordonna deux copies : l'une pour l'impératrice de
Russie, l'autre pour ses appartemens de Versailles ou de Fontainebleau.
J'ai fait successivement à diverses époques plusieurs
autres portraits de la reine (1). Dans l'un, je ne l'ai peinte que
jusqu'aux genoux, avec une robe nacaral et placée devant une table,
sur laquelle elle arrange des fleurs dans un vase. On peut croire
que je préférais beaucoup la peindre sans grande toilette et surtout
sans grand panier. Ces portraits étaient donnés à ses amis, quelques-uns
à des ambassadeurs. Un entre autres la représente coiffée d'un chapeau,
de paille et habillée d'une robe de mousseline blanche dont les
manches sont plissées en travers, mais assez ajustées : quand celui-ci
fut exposé au salon, les méchans ne manquèrent pas de dire
que la reine s'était fait peindre en chemise; car nous étions en
1786, et déjà la calomnie commençait à s'exercer sur elle.
Ce portrait toutefois n'en eut pas moins un grand
succès. Vers la fin de l'exposition on fit une petite pièce au Vaudeville,
qui, je crois, avait pour titre : la Réunion des Arts. Brongniart,
l'architecte, et sa femme, que l'auteur avait mis dans sa confidence,
firent louer une loge aux premières et vinrent me chercher le jour
de la première représentation pour me conduire au spectacle. Comme
je ne pouvais nullement me douter de la surprise qu'on me ménageait,
vous pouvez juger de mon émotion lorsque la peinture arriva, et
que je vis l'actrice me copier d'une manière surprenante, peignant
le portrait de la reine. Au même instant, tout ce qui était au parterre
et dans les loges se retourna vers moi en applaudissant à tout rompre,
et je ne crois pas que l'on puisse être à la foi.à aussi touchée,
aussi reconnaissante que je le fus ce soir-là.
La timidité que m'avait inspirée le premier aspect
de la reine avait entièrement cédé à cette gracieuse bonté qu'elle
me témoignait toujours. Dès que S. M. eut entendu dire que j'avais
une jolie voix, elle me donnait peu de séances sans me faire chanter
avec elle plusieurs duos de Grétry, car elle aimait infiniment la
musique, quoique sa voix ne fût pas d'une grande justesse. Quant
à son entretien; il me serait difficile d'en peindre toute la grâce,
toute la bienveillance ; je ne crois pas que la reine Marie-Antoinette
ait jamais manqué l'occasion de dire une chose agréable à ceux qui
avaient l'honneur de l'approcher, et la bonté qu'elle m'a toujours
témoignée est un de mes plus doux souvenirs.
Un jour il m'arriva de manquer au rendez-vous qu'elle
m'avait donné pour une séance; parce que étant
alors très avancée dans ma seconde grossesse, je m'étais
sentie tout à coup fort souffrante. Je me hâtai le lendemain de
me rendre à Versailles pour m'excuser. La reine ne m'attendait pas,
elle avait fait atteler sa calèche pour aller se promener, et cette
calèche fut la première chose que j'aperçus en entrant dans la cour
du château. Toutefois je ne montai pas moins parler aux garçons
de la chambre. L'un d'eux, M. Campan (2), me reçut d'un, air sec
et froid, et me dit d'un ton colère, avec sa voix de stentor : —
C'était hier, madame, que Sa Majesté vous attendait,
et bien sûrement elle va se promener, et bien sûrement
elle ne vous donnera pas séance. Sur ma réponse, que
je venais simplement prendre les ordres de Sa Majesté pour
un autre jour, il va trouver la reine, qui me fait entrer aussitôt
dans son cabinet. Sa Majesté finissait sa toilette; elle
tenait un livre à la main pour faire répéter une leçon
à sa fille, la jeune Madame. Le cœur me battait ; car j'avais
d'autant plus peur que j'avais tort. La reine se tourna vers moi
et me dit avec douceur : — Je vous ai attendue hier toute la
matinée, que vous est-il donc arrivé? — Hélas!
madame, répondis-je, j'étais si souffrante que je
n'ai pu me rendre aux ordres de Votre Majesté. Je viens aujourd'hui
pour les recevoir, et je repars à l'instant. — Non ! non ! ne partez
pas, reprit la reine; je ne veux pas que vous ayez fait cette course
inutilement. Elle décommanda sa calèche et me donna séance.
Je me rappelle que dans l'empressement où j'étais de répondre
à cette bonté, je saisis ma boîte à couleurs avec tant
de vivacité qu'elle se renversa; mes brosses, ses pinceaux
tombèrent sur le parquet; je me baissais pour réparer ma
maladresse. — Laissez, laissez, dit la reine, vous êtes trop avancée
dans votre grossesse pour vous baisser; et, quoi que je pusse dire,
elle releva tout elle-même.
Lors du dernier voyage qui s'est-fait à Fontainebleau,
où la cour suivant l'usage devait: être en grande représentation,
je m'y rendis pour jouir de ce spectacle. J'y vis la reine dans
la plus grande parure, couverte de diamans, et, comme un magnifique
soleil l'éclairait, elle me parut vraiment éblouissante. Sa tète
élevée sur sou beau col grec, lui donnait, eu marchant, un air si
imposant, si majestueux, que l'on croyait voir une déesse au milieu
de ses nymphes. Pendant la première séance que j'eus de S. M. au
retour de ce voyage, je me permis de parler de l'impression que
j'avais reçue, et de dire à la reine combien l'élévation de sa tète
ajoutait à la noblesse de son aspect. Elle me répondit d'un ton
de plaisanterie : Si je n'étais pas reine, on dirait que j'ai l'air
insolent; n'est-il pas vrai ?
La reine ne négligeait rien pour faire acquérir a
ses enfans ces manières gracieuses et affables qui la rendaient
si chère à ceux qui l'entouraient. Je l'ai vite faisant dîner Madame,
alors âgée de six ans, avec une petite paysanne dont elle prenait
soin, vouloir que cette petite fût servie la première, en disant
à sa tille: « Vous devez lui faire les honneurs.»
La dernière séance que j'eus de S. M. me fut donnée
à Trianon, où je fis sa tête pour le grand tableau dans lequel je
l'ai peinte avec ses enfans. Je me souviens que le baron de Breteuil,
alors ministre, était, présent, et que tant que dura la séance,
il ne cessa de médire de toutes les femmes de la cour. Il fallait
qu'il me crût sourde ou bien bonne personne, pour ne pas craindre
que je pusse rapporter aux intéressées quelques-uns de ses méchans
propos. Le fait est que jamais il ne m'est arrivé d'en répéter un
seul, quoique je n'en aie oublié aucun.
Après avoir fait la tête de la reine, ainsi
que les études séparées du premier dauphin, de Madame Royale et
du duc de Normandie, je m'occupai-aussitôt de mon tableau auquel
j'attachais une grande importance, et je le terminai pour le salon
de 1788, La bordure ayant été portée seule, suffit pour exciter
mille mauvais propos : voilà le déficit, disait-on ; et beaucoup
d'autres choses qui m'étaient rapportées et me faisaient prévoir
les plus amères critiques. Enfin j'envoyai mon tableau; mais je
n'eus pas le courage de le suivre pour savoir aussitôt quel serait
son sort, tant je craignais qu'il ne fût mal reçu du public; ma
peur était si forte que j'en avais la fièvre. J'allai me renfermer
dans ma chambre, et j'étais là, priant Dieu pour le succès de ma
famille royale, quand mon frère et une foule d'amis vinrent me dire
que j'obtenais le suffrage général.
Après le salon, le roi ayant fait apporter ce tableau
à Versailles, ce fut M. d'Angevilliers, alors ministre des arts
et directeur des bâtimens royaux qui me présenta à Sa Majesté.
Louis XVI eut la bonté de causer longtemps avec moi, de me
dire qu'il était fort content; puis il ajouta, en regardant
encore mon ouvrage : « Je ne me connais pas en peinture ; mais vous me la faites aimer. »
Mon tableau fut placé dans une des salles du château
de Versailles, et la reine passait devant en allant et en revenant
de la messe. A la mort de monsieur le dauphin (au commencement de
1789), cette vue ranimait si vivement le souvenir de la perte cruelle
qu'elle venait de faire, qu'elle ne pouvait plus traverser cette
salle sans verser des larmes; elle dit à M. d'Angevilliers de faire
enlever ce tableau; mais avec sa grâce habituelle, elle eut soin
de m'en instruire aussitôt, en me faisant savoir le motif de ce
déplacement. C'est à la sensibilité de la reine que j'ai dû la conservation
de mon tableau; car les poissardes et les bandits qui vinrent peu
de temps après chercher Leurs Majestés à Versailles, l'auraient
infailliblement lacéré, ainsi qu'ils firent du lit de la reine,
qui a été percé de part en part ! Je n'ai jamais eu la jouissance
de revoir Marie-Antoinette depuis le dernier bal de la cour à Versailles;
ce bal se donnait dans la salle de spectacle, et la loge où je me
trouvais placée était assez près de la reine pour que je pusse entendre
ce qu'elle disait. Je la voyais fort agitée, invitant à danser les
jeunes gens de la cour, tels que M. de Lameth (3) et d'autres, qui
tous la refusaient; si bien que la plupart des contredanses ne purent
s'arranger. La conduite de ces messieurs était d'une inconvenance
qui me frappa; je ne sais pourquoi leur refus me semblait une sorte
de révolte, préludant à des révoltes plus graves. La révolution
approchait : elle éclata l'année suivante.
A l'exception de M. le comte d'Artois dont je n'ai
pas fait le portrait, j'ai peint successivement toute la famille
royale; les enfants de France; Monsieur, frère du roi (depuis Louis
XVIII ); Madame, madame la comtesse d'Artois et madame Elisabeth.
Les traits de cette dernière n'étaient point réguliers ; mais son
visage exprimait la plus douce bienveillance et sa grande fraîcheur
était remarquable; en tout elle avait le charme d'une jolie bergère.
Vous n'ignorez pas, chère amie, que madame Elisabeth était un ange
de bonté. Combien de fois ai-je été témoin du bien qu'elle faisait
aux malheureux. Son cœur renfermait toutes les vertus j indulgente,
modeste, sensible, dévouée, la révolution l'a conduite à déployer
un courage héroïque; on a vu cette douce princesse, marcher au-devant
des cannibales qui venaient pour assassiner la reine, en disant
: Ils me prendront pour elle !
Le portrait que j'ai fait de Monsieur, m'a donné l'occasion
de connaître un prince dont on pouvait sans flatterie vanter et
l'esprit et l'instruction ; il était impossible de ne pas se plaire
à l'entretien de Louis XVIII, qui causait sur toutes choses avec
autant de goût que de savoir. Quelquefois, pour varier sans doute,
II me chantait, pendant nos séances, des chansons qui n'étaient
pas indécentes, mais si communes, que je ne pouvais comprendre par
quel chemin de pareilles sottises arrivaient jusqu'à la cour. Il
avait la voix la plus fausse, du monde. — Comment trouvez vous que
je chante, Madame Lebrun ? me dit-il un jour — Comme un prince,
Monseigneur, répondis-je.
Le marquis de Montesquiou, grand écuyer de Monsieur,
m'envoyait une fort belle voiture à huit chevaux pour me conduire
à Versailles et me ramener avec ma mère, que j'avais priée de m'accompagner.
Tout le long de la route on se mettait aux fenêtres pour me voir
passer, chacun m'ôtait son chapeau; je riais de ces hommages rendus
aux huit chevaux et au piqueur qui courait devant; car revenue à
Paris, je montais en fiacre, et personne ne me regardait plus.
Monsieur était dès lors ce qu'on appelle un libéral
(dans le sens modéré du mot, vous sentez bien); lui et ses courtisans
formaient à la cour un parti très distinct de celui du roi. Aussi
ne fus-je point surprise de voir pendant la révolution, le marquis
de Montesquiou nommé général en chef de l'armée républicaine en
Savoie. Je n'eus alors qu'à me rappeler tes discours étranges que
je lui avais entendu tenir devant moi, sans parler des propos qu'il
se permettait si ouvertement contre la reine et tous ceux qu'elle
aimait; quant à Monsieur lui-même, les journaux nous le montrent
se rendant à l'Assemblée nationale, pour y dire qu'il ne venait
point siéger comme prince, mais comme citoyen. Je n'en crois pas
moins qu'une pareille déclaration ne suffisait pas pour sauver sa
tète, et qu'il a fort bien fait un peu plus tard de quitter la France.
A la même époque j'ai fait aussi le portrait de la
princesse Lamballe. Sans être jolie elle paraissait l'être à quelque
distance ; elle avait de petits traits, un teint éblouissant de
fraîcheur, de superbes cheveux blonds, et beaucoup d'élégance dans
toute sa personne. L'horrible fin de cette malheureuse princesse
est assez connue, de même que le dévouement dont elle a péri victime;
car en 1793 elle était à Turin, à l'abri de tout péril, lorsqu'elle
rentra en France dès qu'elle sut la reine en danger. Me voilà bien
loin, chère amie, de l'année 1779; mais j'ai préféré vous parler
dans une même lettre des rapports que j'ai eus comme artiste avec
tous ces grands personnages, dont il n'existe plus aujourd'hui que
le comte d'Artois (Charles X), et la fille infortunée de Marie-Antoinette.
Mille tendres amitiés.
(1) Je
ne sais pour lequel La Harpe fit les vers suivans :
Quatrain pour le portrait de la reine.
Le ciel mit dans ses traits cet éclat qu'on admire;
France, il la couronna pour ta félicité:
Un sceptre est inutile avec tant de beauté;
Mais à tant de vertus il fallait un empire.
(2) Ce M. Campan parlait toujours
de la reine. Un jour qu'il dînait chez moi, ma fille, qui avait
alors sept ans, me dit tout bas : Maman, ce Monsieur, est-ce le
roi ?.
(3) Cette famille avait été
comblée des bontés de la reine.
Extrait du livre :
Souvenirs de madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun
Edition : Librairie de H. Fournier - Paris 1835
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