LETTRES A LA PRINCESSE KOURAKIN.
LETTRE VI.
Voyage en Flandre. — Bruxelles. — Le prince de Ligne. — Le tableau
de l'Hôtel-de-Ville d'Amsterdam par Wanols. — Ma réception
à l'Académie royale de peinture. — Mon logement. — Ma société.
— Mes concerts. — Garat. — Asevedo. — Madame Todi.—Viotti. — Maesirino.
— Le prince Henry de Prusse.— Salentin — Hulmandel. — Cramer.—
Madame de Montgeron. — Mes soupers. — Je joue la comédie
en société. — Nos acteurs.
En 1782 M. Lebrun me mena en Flandre où des affaires
l'appelaient. On faisait alors à Bruxelles une vente de la superbe
collection de tableaux du prince Charles, et nous allâmes voir l'exposition.
Je trouvai là plusieurs dames de la cour qui m'accueillirent avec
une extrême bonté, entre autres, la princesse d'Aremberg que j'avais
beaucoup vue à Paris; mais la rencontre dont je me félicitai le
plus fut celle du prince de Ligne, que je ne connaissais point encore,
et qui, sous le rapport d'esprit et d'amabilité, a laissé une réputation
pour ainsi dire historique. Il nous engagea à venir voir sa galerie,
où j'admirai plusieurs chefs-d'œuvre, principalement des portraits
de Vandick et des têtes de Rubens, car il possédait peu de tableaux
italiens. Il voulut aussi nous recevoir dans sa superbe habitation
de Bel-Œil. Je me souviens qu'il nous fit monter dans un belvéder
bâti sur le sommet d'une montagne qui dominait toutes ses terres
et tous le pays d'alentour. L'air parfait qu'on y respirait, joint
à cette belle vue, avait quelque chose d'enchanteur; mais ce qui
effaçait tout dans ce beau lieu, c'était l'accueil d'un maître de
maison qui pour la grâce de son esprit et de ses manières n'a jamais
eu de pareil.
La ville de Bruxelles à cette époque me parut riche
et animée. Dans la haute société, par exemple, on s'occupait tellement
de plaisirs, que plusieurs amis du prince de Ligne partaient quelquefois
de Bruxelles après leur déjeuner, arrivaient à l'Opéra de Paris
tout juste à l'heure de voir lever la toile, et, le spectacle fini,
retournaient aussitôt à Bruxelles, courant toute la nuit : voilà
ce qui s'appelle aimer l'opéra.
Nous quittâmes Bruxelles pour aller en Hollande et
dans le Northollande. La vue de Sardam et de Mars me plut extrêmement
: ces deux petites villes sont si propres, si bien tenues, que l'on
envie le sort des habitans. Les rues étant fort étroites et bordées
de canaux, on n'y va point en voiture, mais à cheval, et l'on se
sert de petites barques pour le transport des marchandises. Les
maisons, qui sont très basses, ont deux portes : celle de la naissance,
puis celle de la mort, par laquelle on ne passe que dans un cercueil.
Les toits de ces maisons sont aussi brillans que s'ils étaient d'acier,
et tout est si merveilleusement soigné, que je me rappelle avoir
vu en dehors de la boutique d'un maréchal ferrant une espèce de
lanterne dorée et polie comme pour un boudoir.
Les femmes du peuple, dans cette partie de la Hollande,
m'ont semblé fort belles, mais si sauvages, que la vue d'un étranger
les faisait fuir aussitôt. Elles étalent ainsi alors; je suppose
cependant que le séjour des Français dans leur pays a pu les apprivoiser.
Nous finîmes par visiter Amsterdam, et là je vis à
l'hôtel de ville le superbe tableau de Wanols qui représente les
bourguemestres assemblés. Je ne crois pas qu'il existe en peinture
rien de plus beau, rien de plus vrai : c'est la nature même. Les
bourguemestres sont vêtus de noir; les têtes, les mains, les draperies,
tout est d'une beauté inimitable : ces hommes vivent, on se croit
avec eux. Je suis persuadée que c'est le tableau de ce genre le
plus parfait; je ne pouvais le quitter, et l'impression qu'il m'a
faite me le rend encore présent.
Nous revînmes en Flandre revoir les chefs-d'œuvre
de Rubens. Ils étaient bien mieux placés alors qu'ils ne l'ont été
depuis au musée de Paris; tous produisaient un effet admirable dans
cas églises flamandes. D'autres chefs-d'œuvre du même maître ornaient
les galeries d'amateurs : à Anvers, je trouvai chez un particulier
le fameux chapeau de paille qui vient d'être vendu dernièrement
à un Anglais pour une somme considérable. Cet admirable tableau
représente une des femmes de Rubens; son grand effet réside dans
les deux différentes lumières que donnent le simple jour et la lueur
du soleil, (1) et peut-être faut-il être peintre pour juger tout
le mérite d'exécution qu'a déployé là Rubens. Ce tableau me ravit
et m'inspira au point que je fis mon portrait à Bruxelles en cherchant
le même effet. Je me peignis portant sur la tête un chapeau de paille,
une plume et une guirlande de fleurs des champs et tenant ma palette
à la main. Quand le portrait fut exposé au salon, j'ose vous dire
qu'il ajouta beaucoup à ma réputation. Le célèbre Muller l'a gravé;
mais vous devez sentir que les ombres noires de la gravure enlèvent
tout l'effet d'un pareil tableau.
Peu de temps après mon retour de Flandre, en 1783,
1e portrait dont je vous parle et plusieurs autres ouvrages décidèrent
Joseph Vernet à me proposer comme membre de l'Académie royale de
peinture. M. Pierre, alors premier peintre du roi, s'y opposait
fortement, ne voulant pas, disait-il, que l'on reçût des femmes,
et pourtant madame Valleyer-Coster, qui peignait parfaitement les
fleurs, était déjà reçue; je crois même que madame Vien l'était
aussi. Quoi qu'il en soit, M. Pierre ( peintre fort médiocre, car
il ne voyait dans la peinture que le maniement de la brosse) avait
de l'esprit; de plus, il était riche, ce qui lui donnait les moyens
de recevoir avec faste les artistes, qui dans ce temps étaient moins
fortunés qu'ils ne le sont aujourd'hui. Son opposition aurait donc
pu me devenir fatale, si dans ce temps-là tous les vrais amateurs
n'avaient pas été associés à l'Académie, de peinture; ils formaient
une cabale pour moi contre celle de M. Pierre, et c'est alors, qu'on
fit ce couplet.
À MADAME LEBRUN.
Sur l'air : Jardinier ne vois-tu pas.
Au salon ton art vainqueur
Devrait être en lumière (2).
Pour te ravir cet honneur,
Lise, il faut avoir le cœur
De Pierre, de Pierre, de Pierre.
Enfin je fus reçue; et je donnai pour tableau de réception
la Paix qui ramène l'Abondance (3). M. Pierre alors fit courir le
bruit que c'était par ordre de la cour qu'on me recevait. Je pense
bien en effet que le roi et la reine étaient assez bons pour désirer
me voir entrer à l'Académie; mais voilà tout.
Je continuais à peindre avec fureur, j'avais souvent
trois séances dans la même journée, et celles de l'après-dîner,
qui me fatiguaient à l'excès, amenèrent un délabrement d'estomac
tel, que je ne digérais plus rien, en sorte que je maigrissais à
faire peur. Mes amis me firent ordonner alors par le médecin de
dormir tous les jours après mon dîner. D'abord j'eus quelque peine
à prendre cette habitude; mais on m'enfermait dans ma chambre, les
rideaux fermés, et peu à peu le sommeil arriva. Je suis persuadée
que je dois la vie à cette ordonnance. Vous savez, chère amie, combien
je tiens à ce que j'appelle mon calme ? C'est qu'un travail forcé,
joint à la fatigue de mes longs voyages, me l'a rendu tout-à-fait
nécessaire; sans ce court et léger repos, dont j'ai conservé l'habitude,
je n'existerais plus. Tout ce que je puis reprocher à cette sieste
obligée, c'est de m'a voir privée sans retour du plaisir d'aller
dîner en ville; et comme je consacrais la matinée entière à la peinture,
il ne m'a jamais été permis de voir mes amis que le soir. II est
vrai qu'alors, aucune des jouissances qu'offre le monde ne m'était
refusée, car je passais mes soirées dans la société la plus aimable
et la plus brillante.
Après mon mariage, je logeais encore rue de Cléry,
où M. Lebrun avait un grand appartement, fort richement meublé,
dans lequel il plaçait ses tableaux de tous les grands maîtres.
Quant à moi, je m'étais réduite à occuper une petite antichambre
et une chambre à coucher qui me servait de salon. Cette chambre
était tendue de papier, pareil à la toile de Joui des rideaux de
mon lit. Les meubles en étaient fort simples, trop simples peut-être,
ce qui n'a pas . empêché M. de Champcenetz ( vu que sa belle-mère
était jalouse de moi ), d'écrire que madame Lebrun avait des lambris
dorés, quelle allumait son feu avec des billets de caisse, et quelle
ne brûlait que du bois d'aloès; mais je tarde autant que possible,
chère amie, à vous parler des mille calomnies dont j'ai été victime;
nous y viendrons. Ce qui les explique, ces calomnies, c'est que
dans le modeste appartement dont je vous parle, je recevais chaque
soir la ville et la cour. Grandes dames, grands seigneurs, hommes
marquans dans les lettres et dans les arts tout arrivait dans cette
chambre; c'était à qui serait de mes soirées où souvent la foule
était telle que, faute de siège, les maréchaux de France s'asseyaient
par terré, et je me rappelle que le maréchal de Noailles, très gros
et très âgé, avait la plus grande peine à se relever.
J'étais bien loin de me flatter, comme vous
pouvez croire, que tous vinssent pour moi : ainsi qu'il arrive dans
les maisons ouvertes, les uns venaient pour trouver les autres,
et le plus grand nombre pour entendre la meilleure musique qui se
fît alors à Paris. Les compositeurs célèbres, Grétry,
Sacchini, Martini, faisaient souvent entendre chez, moi les morceaux
de leurs opéras avant la première représentation.
Nos chanteurs habituels étaient Garat, Asvédo, Richer,
madame Todi, ma belle-sœur, qui avait une très belle voix,
et pouvait tout accompagner à livre ouvert, ce qui nous était
fort utile. Moi-même je chantais quelquefois, sans méthode
à la vérité, car je n'avais jamais eu le temps de
prendre des leçons, mais ma voix était assez agréable;
cet aimable Grétry disait que j'avais des sons argentés.
Au reste, il fallait mettre à part toutes prétentions pour
chanter avec ceux que je viens de nommer; car Garat surtout peut
être cité comme le talent lé plus extraordinaire qu'on
ait jamais entendu. Non seulement il n'existait pas de difficultés
pour ce gosier si flexible; mais sous le rapport de l'expression,
il n'avait point de rival, aussi personne, je crois, n'a chanté
Gluck aussi bien que lui. Quant à madame Todi, elle réunissait
à une voix superbe toutes les qualités d'une grande cantatrice,
et elle chantait le bouffon et le sérieux avec la même perfection.
Pour la musique instrumentale, j'avais comme violoniste
Viotti, dont le jeu, plein de grâce, de force et d'expression, était
si ravissant ! Jarnovick, Maestrino, le prince Henri de Prusse,
excellent amateur, qui de plus m'amenait sort premier violon: Salentin
jouait du hautbois, Hulmandel et Cramer du piano, madame de Montgerou
vint aussi une fois, peu de temps après son mariage. Quoiqu'elle
fût très jeune alors, elle n'en étonna pas moins toute ma société,
qui vraiment était fort difficile, par son admirable exécution et
surtout par son expression; elle faisait parler les touches. Depuis,
et déjà placée au premier rang comme pianiste, vous savez combien
madame de Montgerou s'est distinguée comme compositeur.
A l'époque où je donnais mes concerts, on avait le
goût et le temps de s'amuser; et même, quelques années plus tôt,
l'amour de la musique était si général, qu'il avait élevé des querelles
sérieuses entre ce qu'on appelait les gluckistes et les piccinistes.
Tous les amateurs s'étaient séparés en deux partis acharnés l'un
contre l'autre. Le champ de bataille ordinaire était le jardin du
Palais-Royal. Là, les partisans de Gluck et les partisans de Piccini
disputaient avec une telle violence qu'il s'en est suivi plus d'un
duel. On se querellait bien aussi dans plusieurs salons pour ces
deux grands maîtres. Marmontel et l'abbé Arnault se trouvaient en
opposition; car Marmontel était picciniste, et l'abbé gluckiste
forcené. Tous deux se lançaient des épigrammes des couplets. L'abbé
Arnault, par exemple, fit les vers suivans :
Ce Marmontel, si lent, si lourd,
Qui ne parle pas, mais qui beugle,
Juge la peinture en aveugle,
Et la musique comme un sourd.
Marmontel répondit par ce couplet :
L'abbé Fatras,
De Carpentras
Demande un bénéfice.
Il l'obtiendra,
Car l'Opéra
Lui tient lieu de l'office.
Convenez, ma chère, que c'était un heureux temps que
le temps où les sujets de trouble n'étaient pas plus graves, et
ne pouvaient naître qu'entre gens éclairés; mais je reviens à mes
concerts.
Les femmes qui s'y trouvaient habituellement étaient
la marquise de Groslier, Mme de Verdun, la marquise de Sabran qui
depuis a épousé le chevalier de Boufflers, madame le Coûteux du
Molay, toutes quatre mes meilleures amies, la comtesse de Ségur,
la marquise de Rougé, madame de Peze son amie, que j'ai peinte avec
elle dans le même tableau, une foule d'autres dames françaises,
que, vu la petitesse du local, je ne pouvais recevoir que plus rarement,
et les étrangères les plus distinguées. Quant aux hommes, il serait
trop long de vous les nommer, attendu que je crois avoir vu chez
moi tout ce que Paris renfermait de gens à talent et de gens d'esprit.
Je choisissais dans cette foule les plus aimables
pour les inviter à mes soupers, que l'abbé Delille, Lebrun le poète,
le chevalier de Boufflers, le vicomte de Ségur et d'autres, rendaient
les plus amusans de Paris. On ne saurait juger ce qu'était la société
en France, quand on n'a pas vu le temps où, toutes les affaires
du jour terminées, douze ou quinze personnes aimables se réunissaient
chez une maîtresse de maison, pour y finir leur soirée. L'aisance,
la douce gaieté, qui régnaient à ces légers repas du soir, leur
donnaient un charme que les dîners n'auront jamais. Une sorte de
confiance et d'intimité régnait entre les convives; et comme les
gens de bon ton peuvent toujours bannir la gêne sans inconvénient,
c'était dans les soupers que la bonne société de Paris se montrait
supérieure à celle de toute l'Europe.
Chez moi, par exemple, on se réunissait vers neuf
heures. Jamais on ne parlait politique; mais on causait de littérature,
on racontait l'anecdote du jour. Quelquefois nous nous amusions
à jouer des charades en action, et quelquefois aussi l'abbé Delille
ou Lebrun (Pindare ) nous lisaient quelques-uns de leurs vers. A
dix heures, on se mettait à table; mon souper était des plus simples.
Il se composait toujours d'une volaille, d'un poisson, d'un plat
de légumes et d'une salade; en sorte que si je me laissais entraîner
à retenir quelques visites, il n'y avait réellement plus de quoi
manger pour tout le monde; mais peu importait, on était gai, on
était aimable les heures passaient comme des minutes, et vers minuit
chacun se retirait.
Non seulement j'avais des soupers chez moi, mais je
soupais fréquemment en ville; car je ne pouvais disposer de mon
temps que le soir. II m'était doux alors de me reposer de mon travail
par quelque distraction agréable. Tantôt c'était un bal, bal où
l'on n'étouffait point comme aujourd'hui. Huit personnes seulement
formaient la contredanse, et les femmes qui ne dansaient pas pouvaient
au moins voir danser; car les hommes se tenaient debout derrière
elles. N'ayant jamais aimé la danse, je préférais de beaucoup les
maisons où l'on faisait de la musique. J'allais souvent passer la
soirée chez M. de Rivière (4), où nous jouions la comédie et l'opéra
comique. Sa fille, ma belle-sœur, chantait à merveille, et pouvait
passer pour une excellente actrice. Le fils aîné de M. de Rivière
était charmant dans les rôles comiques, et l'on m'avait donné l'emploi
des soubrettes dans l'opéra et dans la comédie. Madame la Ruette,
retirée du théâtre depuis plusieurs années, ne dédaignait point
notre troupe. Elle a joué avec nous dans divers opéras, et sa voix
était encore fraîche et fort belle. Mon frère Vigée jouait les premiers
rôles avec un véritable succès; enfin, tous nos acteurs étaient;
excellens, excepté Talma. Vous riez sans doute? Le fait est que
Talma, qui jouait les amoureux avec nous, était gauche, embarrassé,
et que personne alors n'aurait pu prévoir qu'il deviendrait un acteur
inimitable. Ma surprise a été grande, je l'avoue, quand j'ai vu
notre jeune premier surpasser Larive et remplacer le Kain. Mais
le temps qu'il a fallu pour opérer cette métamorphose et toutes
celles du même genre, me prouve qu'un talent dramatique est de tous
les talens celui qui s'acquiert le plus tard. Remarquez bien qu'on
ne connaît pas un seul grand acteur qui l'ait été dans sa jeunesse.
Cette lettre est énorme. Je n'ai plus d'espace pour vous parler
d'un certain souper grec, dont le bruit, grâce aux sots propos du
monde, s'est répandu jusqu'à Pétersbourg, et je finis en vous embrassant.
(1) Les
clairs sont au soleil; ce qu'il me faut appeler les ombres, faute
d'un autre mot, est le jour. ( Note de l'auteur)
(2) Les seuls membres de l'Académie
royale de peinture avaient te droit, à cette époque, d'exposer au
salon. (Note de l'éditeur.)
(3) Ce tableau est au ministère
de l'intérieur. On aurait bien dû me le rendre, puisque je ne suis
plus de l'Académie. (Note de l'Auteur.)
(4) M. de Rivière était chargé
d'affaires de la cour de Saxe. C'était un homme distingué.
Extrait du livre :
Souvenirs de madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun
Edition : Librairie de H. Fournier - Paris 1835
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