Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun


Le château de Chantilly
Le château de Chantilly

LETTRES A LA PRINCESSE KOURAKIN.

LETTRE IX.

Chantilly. — Le Raincy. — Madame de Montesson. — La vieille princesse de Conti. — Gennevilliers. — Nos spectacles. — Le Mariage de Figaro. — Beaumarchais. — M. et madame de Villette. — Moulin-Joli. — Watelet. — M. de Morfontaine. — Le marquis de Montesquiou. — Mon horoscope.

Il m'était impossible, à mon grand regret, de rester long-temps à la campagne; mais je ne me refusais pas le plaisir d'y passer souvent plusieurs jours de suite, et j'étais invitée dans les plus beaux lieux voisins de Paris. J'ai pu voir, par exemple, les fêtes magnifiques de Chantilly, que le prince de Condé (celui que vous avez vu revenir en France avec Louis XVIII) savait si bien ordonner, et dont il faisait si bien les honneurs. Vous connaissez le superbe château de Chantilly. Son immense galerie était garnie alors d'armures françaises de différens siècles, dont quelques-unes par leur lourdeur et leur dimension semblaient avoir été faites pour des géants; ce qui, je trouve, ornait à merveille l'habitation d'un descendant du grand Condé. On voyait au bout de cette galerie le masque de Henri IV, moulé sur lui, sitôt après sa mort, et auquel étaient encore attachés quelques poils des sourcils du bon roi. Je ne sais ce qu'est devenu ce masque, que l'on a beaucoup reproduit en plâtre; quant aux armures, elles ont été pillées pendant la révolution, et plusieurs sont maintenant rassemblées dans un musée.
      Ce château avait je ne sais quoi de grandiose, qui le rendait digne de ses maîtres. La salle à manger était d'une beauté remarquable : entre des colonnes de marbre se trouvaient placées de larges coupes, en marbre aussi, qui recevaient des cascades d'eau limpide et sans cesse renouvelée. Cette salle semblait être en plein air, son effet était magique. Le parc dans son immense étendue donnait l'idée d'une féerie avec ses lacs, ses rivières bordées de mille fleurs. Ce hameau charmant, dont les chaumières à l'intérieur brillaient de la plus grande magnificence, tout enfin faisait de Chantilly un séjour admirable; aussi les étrangers s'y rendaient-ils en foule, à l'époque dont je vous parle, à cette heureuse époque où le maître de ce beau lieu y vivait, adoré de tous les habitans, qu'il comblait de ses bienfaits et qui l'ont si vivement regretté.
      En 1782 j'ai séjourné quelque temps au Raincy. Le duc d'Orléans, père de Philippe-égalité, qui l'habitait alors, m'y fit venir pour y faire son portrait et celui de madame de Montesson. A l'exception du plaisir que je pris à voir de grandes parties de chasse, je m'ennuyai passablement au Raincy ; mes séances finies, je n'avais de société qui me fût agréable que celle de madame Bertholet, fort aimable femme, qui jouait fort bien de la harpe. Saint-Georges, le mulâtre, si fort et si adroit, était du nombre des chasseurs. J'ai compris là comment il est des hommes, et surtout des princes, qui deviennent passionnés de la chasse; cet exercice, quand beaucoup de monde s'y trouve réuni, donne vraiment un grand spectacle. Ce mouvement général, joint aux sons des cors, a bien quelque chose de belliqueux.
      A propos de ce voyage, je ne puis me rappeler aujourd'hui sans rire une particularité, qui dans le temps me scandalisa beaucoup. Pendant que madame de Montesson me donnait séance, la vieille princesse de Conti vint un jour lui faire une visite, et cette princesse en me parlant m'appela toujours mademoiselle. Il est vrai que jadis toutes les grandes dames en agissaient ainsi avec leurs inférieures. Mais cette morgue de la cour avait fini. avec Louis XV. J'étais alors sur le point d'accoucher de mon premier enfant, ce qui rendait la chose tout-à-fait étrange.
      Si mon voyage au Raincy me parut peu réjouissant, il n'en était pas de même de ceux que je faisais à Gennevilliers, qui appartenait alors à M. le comte de Vaudreuil, un des hommes les plus aimables que l'on pût voir. Geunevilliers n'était nullement pittoresque; le comte de Vaudreuil. avait acheté cette propriété en grande partie pour monseigneur le comte d'Artois, parce qu'elle renfermait de beaux cantons de chasse, et l'avait embellie autant qu'il était possible. La maison était meublée dans le meilleur goût, quoique sans magnificence; il s'y trouvait une salle de comédie, petite, mais charmante, dans laquelle ma belle-sœur, mon frère, M. de Rivière, et moi nous avons joué plusieurs opéras-comiques, avec madame Dugazon, Garat, Cailleau et Laruette. Ces deux derniers, qui étaient alors retirés du théâtre, jouaient admirablement, et avec un tel naturel, qu'un jour, comme ils répétaient ensemble la scène des deux pères dans Rose et Colas, je crus qu'ils causaient entre eux, et je leur dis : «  Allons, il faut commencer la repétition. » On m'avait donné le rôle de Rose; Garat jouait assez gauchement celui de Colas; mais il chantait si bien ! il était surtout délicieux de l'en tendre dans la Colonie, dont la musique est ravissante à mon goût. Il avait pris le rôle de Saint-Albe; moi celui de Marine; et ma belle-sœur celui de la comtesse, qu'elle jouait comme un ange. Elle et M. de Rivière étaient vraiment des acteurs. Ils auraient pu briller même au théâtre.
      M. le comte d'Artois et sa société venaient à nos spectacles. J'avoue que tout ce beau monde me donnait la peur au point que la première fois qu'ils y vinrent, sans que j'en fusse prévenue, je ne voulais plus jouer ; la crainte de désobliger les amis qui jouaient avec moi me décida seule à entrer en scène : aussi M. le comte d'Artois, avec sa grâce ordinaire, vint-il entre les deux pièces nous encourager par tous les complimens imaginables.
      Le dernier spectacle qui fut donné dans la salle de Gennevilliers fut une représentation du Mariage de Figaro parles acteurs de la Comédie Française. Je me rappelle que mademoiselle Sainval jouait la comtesse, mademoiselle Olivier le page; et que mademoiselle Contat était charmante dans le rôle de Suzanne. Il fallait néanmoins que Beaumarchais eût cruellement harcelé M. de Vaudreuil pour parvenir à faire jouer sur ce théâtre une pièce aussi inconvenante sous tous les rapports. Dialogne, couplets, tout était dirigé contre la cour, dont une grande partie se trouvait là, sans parler de la présence de notre excellent prince. Chacun souffrait de ce manque de mesure; mais Beaumarchais n'en était pas moins ivre de bonheur : il courait de tous côtés, comme un homme hors de lui-même; et comme on se plaignait de la chaleur, il ne donna pas le temps d'ouvrir les fenêtres, et cassa tous les carreaux avec sa canne, ce qui fit dire après la pièce, qu'il avait doublement cassé les vitres.
      Le comte de Vaudreuil dut se repentir doublement aussi d'avoir accordé sa protection à l'auteur du Mariage de Figaro. Peu de temps après cette représentation. Beaumarchais lui fait demander un rendez-vous qu'il obtient aussitôt, et il arrive à Versailles de si bonne heure, que le comte venait à peine de se lever. Il parle alors d'un projet de finance qu'il vient d'imaginer et qui devait lui rapporter des trésors: puis il finit par proposer à M. de Vaudreuil une somme considérable s'il veut se charger de faire réussir l'affaire. Le comte l'écoute avec le plus grand calme, et quand Beaumarchais a tout dit : — Monsieur de Beaumarchais, lui répondit-il, vous ne pouviez venir dans Un moment plus favorable; car j'ai passé une bonne nuit, j'ai bien digéré, jamais je ne me suis mieux porté qu'aujourd'hui ; si vous m'aviez fait hier une pareille proposition, je vous aurais fait jeter par la fenêtre.
      Une des belles campagnes que j'aie vues était Villette. La marquise de Villette (Belle et Bonne), m'ayant engagée à venir l'y voir, j'y suis allée passer quelques jours, et je retrouve dans mes papiers de fort jolis vers que M. de Villette fit pour mon arrivée. Je les copie ici, en vous priant toutefois de ne pas oublier que c'est un poète qui parle :

J'avais lu dans les vieux auteurs
Que les dieux autrefois visitaient les pasteurs,
Et qu'ils venaient charmer leur belle solitude :
J'aimais à me bercer de ces douces erreurs.
Embellir ces forêts devint ma seule étude,
J'y créeai des jardins, je les semai de fleurs;
Mais des dieux vainement j'attendais la présence.
O sublime Lebrun! Vous, l'orgueil de la France,
Dont l'esprit créateur, dont l'immortel crayon
De plaire et d'étonner a la double puissance,
Et fait naître l'amour par l'admiration,
 La Gloire qui vous accompagne
Agrandit ce petit château;
Elle ranime la campagne;
Vous nous rendez le jour plus beau,
Et vous réalisez mes châteaux en Espagne.

Nous trouvâmes une fois dans ce beau parc un homme qui peignait des barrières. Ce barbouilleur était si expéditif que M. de Villette lui en fit compliment. — Moi! répondit-il, je me fats fort d'effacer en un jour tout ce que Rubens a peint dans sa vie. Madame de Villette recevait avec grâce, et faisait à merveille les honneurs de sa maison. Ce qui doit compléter son éloge à vos yeux, c'est qu'elle était extrêmement bienfaisante; j'ai vu dans son parc une élévation circulaire et naturelle, où l'on m'a dit qu'elle rassemblait les jeunes filles du village, pour les instruire comme aurait pu le faire un maître d'école.
      Ah! que j'aurais aimé, chère amie, me promener avec vous dans les bois de Moulin-Joli! Voilà un de ces lieux qu'on n'oublie pas : si beau! si varié! pittoresque, élysien, sauvage, ravissant enfin. Représentez-vous une grande île, couverte de bois, de jardins, de vergers, que la Seine coupait par le milieu. On passait d'un bord à l'autre sur un pont de bateaux, garni des deux côtés par des caisses remplies de fleurs, que l'on renouvelait a chaque saison, et des bancs, placés de distance en distance, vous permettaient de jouir longtemps d'un air parfumé, et de points de vues admirables; de loin, ce pont qui se répétait dans l'eau produisait un effet. Des arbres de haute futaie, d'un ton très vigoureux, bordaient la rivière à droite; à gauche, la rive était couverte d'énormes peupliers et de grands saules pleureurs, dont les branches à douce verdure tombaient en berceau; un de ces saules entre autres, formait une énorme voûte, sous laquelle on se reposait, on rêvait avec délices (1). Je ne puis vous dire combien je me sentais heureuse dans ce beau lieu, auquel à mon gré, je n'ai rien vu de comparable.
      Cet Elysée appartenait à un homme de ma connaissance, M. Watelet, grand amateur des arts, et auteur d'un poème sur la peinture. M. Watelet était un homme distingué, d'un caractère doux et liant, qui s'était fait beaucoup d'amis. Dans son île enchantée, je le trouvais en harmonie avec tout ce qui l'entourait; il y recevait avec grâce et simplicité une société peu nombreuse, mais parfaitement bien choisie. Une amie à laquelle il était attaché depuis trente ans, était établie chez lui :1e temps avait sanctifié pour ainsi dire leur liaison, au point qu'on les recevait ensemble dans la meilleure compagnie, ainsi que le mari delà dame, qui, chose assez bizarre, ne la quittait jamais.
      Plus tard, en 1788, Moulin-joli fut acheté par un nommé M. Gaudran, riche commerçant, qui m'invita avec ma famille à venir y passer un mois. Ce nouveau propriétaire n'entendait rien au pittoresque; je vis avec peine qu'il avait déjà gâté quelques parties de cet élysée; heureusement les plus grandes beautés étaient restées intactes. Robert, le peintre de paysage, et moi, nous retrouvâmes tout l'enchantement que ce lieu nous avait déjà fait éprouver. C'est pendant ce voyage que je fis un de mes meilleurs portraits, celui de Robert, la palette à la main. Lebrun Pindare composa son Exegi monumentum, ce morceau si plein d'un orgueil que justifie sa beauté. Mon frère aussi fit de très jolis vers. Ces bois nous inspiraient tous.
      Monsieur de Calonne, qui m'a donné tant de choses, comme vous savez, m'avait, disait-on, donné aussi Moulin-joli. Ah! si j'avais eu Moulin-Joli, je ne l'aurais, je crois, jamais quitté. Mon bien grand regret, au contraire, est de ne l'avoir pas acheté lorsqu'à ma rentrée en France je l'ai trouvé en vente; mais un retard qui survint dans l'envoi des fonds que j'attendais de Russie m'en ôta les moyens. Moulin-joli fut vendu alors quatre-vingt mille francs à un chaudronnier, qui, en faisant couper tous les beaux arbres, a retrouvé pour le moins, le prix de son acquisition ; et maintenant, quand mes souvenirs me reportent dans ce délicieux séjour, il s'ensuit la triste pensée de sa destruction totale.
      Quelque temps avant la révolution, j'allai à Morfontaine, et de là nous fîmes une course à Ermenonville, où je vis le tombeau de J.-J Rousseau. La célébrité de ce beau parc d'Ermenonville en gâtait la promenade pour moi; on y trouve des inscriptions à chaque pas, cela tyrannise la pensée.
      A Morfontaine, j'ai toujours préféré cette partie pittoresque du parc qui n'est point arrangée à l'anglaise, et où se trouve maintenant un grand lac; de l'avis de tous les artistes, au reste, elle tient un premier rang dans son genre. A l'époque dont je vous parle, M. de Morfontaine l'avait embellie, en y creusant des canaux, sur lesquels nous nous promenions en bateau. Le lac, qui n'avait pas alors une aussi grande étendue, était entrecoupé d'îles charmantes : à présent, on n'y voit plus qu'une seule petite île, qui me fait absolument l'effet d'un petit pâté, au milieu de cette immense masse d'eau.
      M. de Morfontaine recevait avec tant de bienveillance et de simplicité, que chacun chez lui se croyait chez soi. Le comte de Vaudreuil, Lebrun le poète, le chevalier de Coigny, si aimable et si gai, Brongniart, Robert, Rivière et mon frère, faisaient toutes les nuits des charades, et se réveillaient mutuellement pour se les dire; cette folle gaieté prouve assez de quelle liberté l'on jouissait dans ce beau lieu. A la vérité, l'ordre en était banni aussi bien que la gêne. Heureusement, nous étions entre intimes et en petit nombre; car je n'ai jamais vu château aussi mal tenu. M. de Morfontaine, en toutes choses, poussait le décousu à un degré inimaginable, et vous jugez que sa maison devait se ressentir de cette manière d'être.
       A cette époque, M. le Pelletier de Morfontaine était prévôt des marchands ; il a fait construire, je ne sais quel pont de Paris. Je me souviens qu'il portait constamment dans sa poche un petit calpin, sur lequel il écrivait sans cesse ce qu'il entendait dire de remarquable dans la société. J'ai souvent essayé de lire pardessus son épaule; mais, quoique ses lettres fussent très grosses, il m'a toujours été impossible de déchiffrer un seul mot, tant son écriture était informe ; je défie bien ses héritiers de tirer jamais parti des souvenirs qu'il doit avoir laisés.
      Quand on quittait Morfontaine pour aller à Maupertuis, on ne pouvait s'abstenir de comparer la tenue de ces deux belles maisons; car la différence était frappante. Partout à Maupertuis régnait l'ordre et la magnificence. M. de Montesquiou tenait là véritablement l'état d'un grand seigneur. Comme il était écuyer de Monsieur (depuis Louis XVIII), il lui était facile de mettre à nos ordres, chevaux, calèches et voitures de toute espèce. Les repas étaient splendides, le château assez vaste pour contenir habituellement trente ou quarante maîtres, tous bien logés, parfaitement soignés; et cette nombreuse société se renouvelait sans cesse.
      La mère et la femme de M. de Montesquiou avaient pour moi mille bontés. Sa belle-fille, qui depuis a été gouvernante du fils de Napoléon, était douce, naturelle, très aimable. Quant à lui, je l'avais vu souvent à Paris, et il m'avait toujours semblé fort spirituel, mais sec et frondeur; à Maupertuis, il était doux, affable, en un mot ce n'était plus le même homme. Quand par hasard nous nous trouvions en petit nombre, il nous faisait le soir des lectures, et s'en acquittait à merveille. C'est à Maupertuis, étant grosse et souffrante, que j'ai fait son portrait, dont je n'ai jamais été satisfaite.
      Je me souviens qu'un soir, en petit comité, le marquis de Montesquiou tira l'horoscope de chacun de nous. Il me prédit que je vivrais long-temps, et que je serais une aimable vieille, parce que je n'étais pas coquette. Maintenant que j'ai vécu long-temps, suis-je une aimable vieille? J'en doute; mais au moins je suis une vieille aimante, car je vous aime tendrement.

Adieu.

 

Extrait du livre :
Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun
Edition : Librairie de H. Fournier - Paris 1835

 


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