Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun


Opéra Comique à Paris
Opéra Comique à Paris

LETTRES A LA PRINCESSE KOURAKIN.

LETTRE VIII.

Le Kain. — Brizard.—Mademoiselle Dumesnil. — Monvel. — Mademoiselle Raucour. — Mademoiselle Sainval. — Madame Vestris. — Larive. — Mademoiselle Clairon. — Talma — Préville. — Dugazon. — Mademoiselle Doligny. — Mademoiselle Contat. — Molé. — Fleury. — Mademoiselle Mars. — Mademoiselle Arnoult. — Madame Saint-Huberti. — Les deux Vestris.— Mademoiselle Pélin. — Mademoiselle Allard.— Mademoiselle Guimard.— Carlin. — Cailleau. — Laruette. — Madame Dugazon.

Un de mes plus doux délassemens était d'aller au spectacle, et je puis vous dire qu'il brillait sur la scène des acteurs si admirables, que beaucoup d'entre eux n'ont jamais été remplacés. Je me souviens parfaitement d'avoir vu jouer le célèbre Le Kain : quoique je fusse trop jeune alors pour apprécier son grand talent, les applaudissemens, les transports unanimes qu'il excitait me prouvaient assez combien ce tragédien était supérieur. La laideur de Le Kain, toute prodigieuse qu'elle fût, disparaissait dans certains rôles. Le costume de chevalier, par exemple, adoucissait l'expression sévère et repoussante d'une figure dont tous les traits étaient irréguliers, en sorte qu'on pouvait le regarder quand il jouait Tancrède ; mais dans le rôle d'Orosiuane où je l'ai vu une fois, j'étais placée fort près de la scène, et le turban le rendait si hideux, bien que j'admirasse sa noble et belle manière, qu'il me faisait peur.
      A l'époque où Le Kain jouait les premiers rôles, et même assez longtemps après, j'ai vu Brizard ainsi que mademoiselle Dumesnil. Brizard remplissait les rôles de pères ; la nature semblait l'avoir créé pour cet emploi : ses cheveux blancs, sa taille imposante, son superbe organe lui donnait le caractère le plus noble, le plus respectable qu'on puisse imaginer. Il excellait surtout dans le Roi Lear et dans l'Œdipe de Ducis. Vous auriez réellement cru voir ces deux vieux princes si malheureux et si touchans, tant il y avait de grandiose dans l'aspect de celui qui les représentait.
      Mademoiselle Dumesnil, quoique petite et fort laide, excitait des transports dans les grands rôles tragiques. Son talent était fort inégal : elle tombait parfois dans la trivialité, mais elle avait des momens sublimes. En général, elle exprimait mieux la fureur que la tendresse, si ce n'est la tendresse maternelle, car un de ses plus beaux rôles était Mérope. Il arrivait quelquefois à mademoiselle Dumesnil de jouer une partie de la pièce sans produire aucun effet; puis, tout à coup, elle s'animait; son geste, son organe, son regard, tout devenait si éminemment tragique qu'elle enlevait les suffrages de toute la salle. On m'a assuré qu'avant de paraître en scène elle buvait une bouteille de vin et qu'elle s'en faisait tenir une autre en réserve dans la coulisse. Un des acteurs les plus remarquables du Théâtre Français dans la tragédie et la haute comédie, était Monvel. Quelques désavantages physiques et la faiblesse de son organe l'ont empêché de se placer au premier rang, mais son ame, sa chaleur, et surtout l'extrême justesse de sa diction, ne laissaient rien à désirer. A mon retour en France il avait quitté les rôles de jeunes premiers pour ceux des pères nobles. Je lui ai vu jouer alors Auguste, de Cinna et l'Abbé de l'Épée d'une manière admirable; dans ce dernier rôle il était si parfait de naturel, qu'un jour, au moment où en quittant la scène il saluait les personnages de la pièce, je me levai et je lui rendis son salut. Les personnes qui étaient avec moi dans la loge s'en amusèrent beaucoup.
      Le début le plus brillant que je me rappelle avoir vu est celui de mademoiselle Raucour dans le rôle de Didon. Elle avait tout au plus dix-huit ou vingt ans. La beauté de son visage, sa taille, son organe, sa diction, tout en elle promettait une actrice parfaite; elle joignait à tant d'avantagés un air de décence remarquable, et une réputation de sagesse austère, qui la firent rechercher alors par nos plus grandes dames; on lui donnait des bijoux, ses habits de théâtre, et de l'argent pour elle et pour son père qui ne la quittait jamais. Plus tard, elle a bien changé de manière d'être : on prétend que l'heureux mortel, qui le premier triompha de tant de vertus, fut le marquis de Bièvres, et que lorsqu'elle le quitta pour un autre amant, il s'écria : Ah! l'ingrate à ma rente ! Si mademoiselle Raucour n'est point restée sage, elle est restée grande tragédienne; mais sa voix est devenue tellement rauque et dure, que si l'on fermait les yeux on croyait entendre un homme. Elle n'a quitté qu'à sa mort le théâtre, où elle a fini par jouer les rôles de mères et de reines avec infiniment de succès.
      J'ai vu jouer aussi mesdemoiselles Sainval et madame Vestris, sœur de Dugazon. Les deux premières pleuraient un peu trop constamment; mais elles me semblaient, surtout la cadette, plus tragédienne que madame Vestris, qui, toute-belle qu'elle était, n'a jamais obtenu de grands succès, si ce n'est dans le rôle de Gabrielle de Vergy où l'effet qu'elle produisait au dernier acte, était déchirant; il faut dire aussi que cette scène est horrible.
      Larive, qui pour son malheur succédait à Le Kain, dont on n'avait point encore perdu le souvenir, avait plus de talent que les vieux amateurs ne voulaient lui en reconnaître; la comparaison seule lui faisait tort, car il ne manquait ni de noblesse ni d'énergie. Son visage était beau; il était grand, bien fait, mais jamais d'aplomb sur ses jambes, ce qui faisait dire qu'il marchait à côté de lui.
      Larive avait très bon ton et causait avec esprit, même de choses qui n'avaient point rapport à son art, en sorte qu'il voyait la bonne compagnie. Mon frère me le présenta, et comme je le savais lié intimement avec mademoiselle Clairon, je lui témoignai une fois le désir de rencontrer cette grande tragédienne que je n'avais jamais vue jouer. Il m'engagea aussitôt à diner chez lui pour me faire trouver avec elle, ce que j'acceptai. Deux jours après, je me rendis à la maison qu'il avait fait construire et qu'il habitait dans le Gros-Caillou. Cette maison était charmante, arrangée avec un goût parfait, outre qu'un fort beau jardin y faisait jouir dans Paris du charme de la campagne. Larive me promena dans ses berceaux, sous ses vignes grimpantes à la manière antique, comme on en voit encore aux environs de Naples ; et comme nous venions de rentrer dans le salon pour dîner, on annonça mademoiselle Clairon. Je me l'étais figurée très grande; elle était au contraire fort petite et fort maigre. Elle tenait sa tête extrêmement élevée, ce qui lui donnait de la dignité. Du reste, je n'ai jamais entendu parler avec autant d'emphase; car elle conservait toujours le ton tragique et les airs d'une princesse; mais elle me parut instruite et spirituelle. J'étais à table à côté d'elle, et je jouis beaucoup de sa conversation. Larive lui témoignait un respect profond; les égards qu'il avait pour elle annonçaient à la fois de l'admiration et de la reconnaissance; c'était sous ces deux rapports en effet que sans cesse il parlait d'elle.
      Lorsque je suis rentrée eu France, j'ai été charmée de revoir Larive que j'ai rencontré souvent à Epinay chez la marquise de Groslier. N'étant plus au théâtre alors, il habitait une charmante campagne, située près de là, et madame de Groslier était enchantée de ce voisinage. Il nous faisait des lectures ravissantes; la manière dont il disait les vers acquérait un nouveau prix de la beauté de son organe.
      Talma, notre dernier grand acteur tragique, a, selon moi, surpassé tous les autres. Il y avait du génie dans son jeu. On peut dire de plus qu'il a révolutionné l'art : d'abord en faisant disparaître la déclamation ampoulée et maniérée, par sa diction naturelle et vraie, ensuite, en forçant à l'innovation dans les costumes, attendu qu'il s'habillait en grec et en romain pour jouer Achille et Brutus, ce dont je lui sus un gré infini. Talma avait une des plus belles têtes, un des visages les plus mobiles qu'on put voir; et, si loin qu'allât la chaleur de son jeu, il restait toujours noble, ce qui me semble une première qualité dans l'acteur tragique. Son organe était quelquefois un peu sourd; il convenait mieux aux rôles furieux ou profonds qu'il ne convenait aux rôles brillans : aussi était-il principalement admirable dans ceux d'Oreste et de Manlius; mais dans tous, il avait plusieurs momens sublimes. Le dernier qu'il ait composé n'a point été joué depuis lui. Personne n'oserait, je crois; car Talma s'y était montré supérieur à lui-même: ce n'était plus un acteur, c'était bien Charles VI, un malheureux roi, un malheureux fou, dans toute son effrayante vérité. Hélas ! la mort a suivi de près le triomphe; et ce que tout Paris applaudissait avec de si grands transports, c'était le chant du cygne.
      Talma était un homme excellent, et le plus facile à vivre qu'on puisse rencontrer. Il faisait habituellement peu de frais dans la société; il fallait, pour l'animer, qu'un mot de la conversation remuât un intérêt de son cœur ou de son esprit; alors il était fort intéressant à entendre, principalement quand il parlait de son art.
      La comédie a peut-être encore été plus riche en talles que la tragédie. J'ai eu souvent le bonheur de voir jouer Préville. Voilà l'acteur parfait, inimitable! Son jeu, plein d'esprit, de naturel, de gaieté, était aussi le plus varié. Jouait-il tour à tour Crispin, Sosie, Figaro, vous ne reconnaissiez pas le même homme, tant les nuances de son comique étaient inépuisables : aussi n'a-t-on point remplacé Préville. Il était si parfaitement vrai par nature, que tous ceux qui depuis ont voulu l'imiter ne sont parvenus qu'à nous montrer sa charge. Je n'en excepte point Dugazon, qui certes avait un grand talent; mais qui, dans le rôle de Figaro du Barbier de Séville, par exemple, n'a jamais approché de son modèle.
      J'ai plusieurs fois dîné avec Préville; il était rare de rencontrer un aussi aimable convive; sa gaieté si spirituelle nous charmait tous. Il racontait à merveille une foule d'anecdotes extrêmement piquantes, et l'on recherchait avec empressement les occasions de se trouver avec lui.
      Dugazon, son successeur dans les rôles comiques, eût été un excellent comédien, si l'envie de faire rire le public ne l'eût pas entraîné souvent jusqu'à la farce. Il jouait admirablement bien certains rôles de valet; il avait du mordant, un masque parfait, et peut-être aurait-il égalé Préville s'il avait dédaigné la charge. Mais ce qui peut faire croire que sa nature le portait à ce misérable genre, c'est que la nuance qui existait à la scène entre lui et son devancier se montrait aussi dans les salons où Préville était un homme aimable, et Dugazon un farceur de beaucoup d'esprit. On ne le recevait donc quelquefois que pour amuser les convives; car il était fort amusant, surtout après dîner. Dugazon a été atroce pendant la révolution; il fut un de ceux qui allèrent chercher le roi à Garennes, et un témoin oculaire m'a dit l'avoir vu à la portière de la voiture, le fusil sur l'épaule. Notez que cet homme avait été comblé des bienfaits de la cour; principalement par M. le comte d'Artois.
      Je me souviens d'avoir vu mademoiselle Doligny dans les rôles dé jeunes premières, qu'elle jouait avec une rare perfection. Elle avait à la fois tant de vérité, d'esprit et de décence, que son grand talent faisait tout-à-fait oublier sa laideur. J'ai vu aussi débuter mademoiselle Contat. Elle était extrêmement jolie et bien faite, mais si mauvaise dans les premiers temps, que personne ne pouvait prévoir qu'elle deviendrait une aussi excellente actrice. Sa charmante figure ne suffisait pas toujours pour la mettre à l'abri des sifflets, lorsque Beaumarchais lui confia le rôle de Suzanne dans le Mariage de Figaro. A partir de ce moment, elle marcha de succès en succès : d'abord dans l'emploi des grandes coquettes, puis enfin dans des rôles plus convenables à son âge, et surtout à sa taille qui, par malheur, avait pris trop d'embonpoint.
      Mademoiselle Contat avait épousé M. de Parny, neveu du célèbre poète de ce nom; mais son mariage ne fut déclaré qu'à l'époque où elle quitta le théâtre; elle a conservé jusqu'à sa mort un visage charmant; je n'ai jamais vu de sourire plus enchanteur; comme elle avait infiniment d'esprit, sa conversation était tout-à-fait piquante, et je la trouvais si aimable que je l'invitais souvent à venir chez moi.
      Mademoiselle Contat était admirablement bien secondée dans tous ses rôles par Molé, qui jouait presque toujours avec elle. Molé, sans avoir jamais égalé Préville, était pourtant un grand acteur; il avait de la grâce et de la dignité; il tenait; la scène comme on dit, outre que j'ai peu vu de talent aussi varié, et surtout aussi brillant qu'était le sien. Je l'ai reçu chez moi plusieurs fois ; quoique son jeu fût très-spirituel, Molé n'avait rien de remarquable dans un salon sous le rapport de l'amabilité, si ce n'est un excellent ton.
      Fleury, qui après l'avoir doublé lui a succédé dans les grands rôles, est le dernier qui nous ait conservé les traditions de la haute comédie. Il avait moins de verve et moins d'élévation que Molé; mais personne n'a joué comme lui les jeunes grands seigneurs. Comme il avait beaucoup d'esprit et de fort bonnes manières, il voyait souvent de près la haute société, et il en avait si bien saisi les usages, les agrémens et les travers, qu'il nous offrait encore, il y a peu d'années, une copie parfaite de modèles qui avaient disparu.
      A l'époque où tous les grands acteurs dont je vous parle commençaient à vieillir, il s'élevait près d'eux un jeune talent, qui fait aujourd'hui l'ornement de la scène française : mademoiselle Mars jouait alors avec une perfection inimitable les rôles d'ingénues ; elle excellait dans celui de Victorine du Philosophe sans le savoir, et dans vingt autres pour lesquels on ne l'a jamais remplacée; car il est impossible d'être aussi vraie, aussi touchante : c'était la nature dans tout son charme. Quand vous avez vu mademoiselle Mars, ma chère amie, elle avait déjà pris l'emploi de mademoiselle Contat, qu'elle seule pouvait faire oublier. Vous vous souvenez bien certainement de sa jolie figure, de sa charmante taille, et de sa voix, la voix des anges? heureusement ce visage, cette taille, cet organe enchanteur, se conservent si parfaitement, que mademoiselle Mars n'a point d'âge, n'en aura je crois jamais; et chaque soir le public par ses transports lui prouve qu'il est de mon avis.
      Je me rappelle avoir vu jouer deux fois mademoiselle Arnoult au grand Opéra, dans Castor et Pollux. J'étais peu capable alors de juger son talent d'actrice; je me souviens cependant qu'elle me parut avoir de la grâce et de l'expression. Quant à son talent comme cantatrice, la musique de ce temps-là m'ennuyait si horriblement que j'écoutais trop mal pour en pouvoir parler. Mademoiselle Arnoult n'était point jolie; sa bouche déparait son visage, ses yeux seulement lui donnaient une physionomie où se peignait l'esprit remarquable qui l'a rendue célèbre. On a répété et imprimé un nombre infini de ses bons mots, en voici un que je ne crois pas connu, et que je trouve fort comique : elle assistait au mariage de sa fille, avec la mère, la tante, et plusieurs autres honnêtes femmes parentes de son gendre; pendant la cérémonie nuptiale, mademoiselle Arnoult se retourne et leur dit : « C'est plaisant! je suis la seule demoiselle qui se trouve ici. »
      Une femme dont le talent supérieur nous a ravis long-temps a succédé à mademoiselle Arnoult. C'était madame Saint-Huberti, qu'il faut avoir entendue pour savoir jusqu'où peut peut aller l'effet de la tragédie lyrique. Madame Saint-Huberti non-seulement avait une voix superbe; mais elle était encore grande actrice, le bonheur a voulu qu'elle eût à chanter les opéras de Piccini, de Sacchini, de Gluck, et cette musique si belle, si expressive, convenait parfaitement à son talent plein d'expression, de vérité et de grandiose. Il est impossible d'être plus touchante qu'elle ne l'était dans les rôles d'Alceste, de Didon, etc.; toujours vraie, toujours noble, ses accens arrachaient les larmes de toute là salle, et je me souviens encore de certains mots, de certaines ilotes auxquelles il était impossible de résister.
      Madame Saint-Huberti n'était point jolie, mais son visage était ravissant de physionomie et d'expression. Le comte d'Entragues, très bel homme, et très distingué par son esprit, en devint tellement amoureux qu'il l'épousa. La révolution ayant éclaté, il se réfugia à Londres avec elle. C'est là, qu'un soir, comme ils montaient ensemble en voiture, ils furent assassinés tous les deux, sans qu'on ait jamais pu découvrir, ni les assassins, ni les motifs d'une pareille horreur.
      Sous le rapport du chant, tout l'Opéra se composait pour moi de madame Saint-Huberti; je ne vous dirai donc rien de ceux qui chantaient avec elle, car je lés écoutais à peine ; j'aimais mieux réserver une partie de mon attention pour les ballets, où se montraient alors plusieurs talens remarquables. Gardel et Vestris père tenaient le premier rang. Je les ai vus souvent danser ensemble, notamment dans une chaconne de je ne sais quel opéra de Grétry, chaconne qui je crois a fait courir tout Paris : c'était un pas de deux dans lequel les deux coryphés poursuivaient mademoiselle Guimard, fort petite et fort maigre; ce qui fit dire qu'ils avaient l'air de deux grands chiens qui se disputaient un os. Gardel m'a toujours semblé fort inférieur à Vestris père, qui était grand, très bel homme, et parfait dans la danse noble et grave. Je ne saurais vous dire avec quelle grâce il ôtait et remettait son chapeau, au salut qui précédait le menuet; aussi toutes les jeunes femmes de la cour, avant leur présentation, prenaient-elles quelques leçons de lui pour faire les trois révérences.
      à Vestris père a succédé Vestris fils, le danseur le plus surprenant qu'on puisse voir, tant il avait à la fois de grâce et de légèreté. Quoique nos danseurs actuels n'épargnent point les pirouettes, personne bien certainement n'en fera jamais autant qu'il en a fait, puis tout à coup, il s'élevait au ciel d'une manière si prodigieuse, qu'on lui croyait des ailes, ce qui faisait dire au père Vestris : « Si mon fils touche la terre, c'est par procédé pour ses camarades. »
      Mademoiselle Pélin et mademoiselle Allard étaient deux danseuses du genre qu'on appelle grotesque en Italie. Elles faisaient des tours de force, des pirouettes sans fin et sans charme; mais toutes deux, bien qu'elles fussent très grasses, étaient vraiment surprenantes par leur agilité ; mademoiselle Allard surtout. Mademoiselle Guimard avait tout un autre genre de talent; sa danse n'était qu'une esquisse; elle ne faisait que de petits pas, mais avec des mouvemens si gracieux, que le public la préférait à toute autre danseuse; elle était petite, mince, très bien faite; et quoique laide, elle avait des traits si fins, qu'à l'âge de quarante-cinq ans elle semblait, sur la scène, n'en avoir pas plus de quinze.
      A l'instar, et même en rival heureux du grand Opéra, j'ai vu s'élever l'Opéra Comique, qui prenait la place de ce qu'on nommait la Comédie Italienne. J'aurais peine à vous dire quelque chose de cette Comédie Italienne, si je ne me rappelais que j'y suis allée voir jouer Carlin, dont toute jeune que j'étais, le souvenir m'est resté. Carlin jouait l'arlequin dans des pièces à canevas, espèces de proverbes, qui nécessitent des acteurs spirituels. Ses saillies inépuisables, le naturel et la gaîté de son jeu, faisaient de lui un acteur tout-à-fait à part. Quoique fort gros, il avait dans les mouvemens une lestesse surprenante; on m'a dit qu'il étudiait ses gestes si moelleux et si gracieux, en regardant jouer de jeunes chats, dont il est très vrai qu'il avait la souplesse. Lui seul suffisait pour attirer le public, pour remplir la salle et charnier les spectateurs; quand il a disparu la Comédie Italienne a fini.
      La troupe lyrique qui l'a remplacée, possédait plus d'un talent remarquable et chantait les opéras de Duni, de Philidor, de Grétry, etc. Un des acteurs les plus aimés du public était Cailleau ; il a quitté le théâtre lorsque j'étais encore fort jeune; je l'ai pourtant vu jouer deux fois dans Annette et Lubin. Sa belle physionomie, si gaie, si animée, et sa superbe voix, seraient restées dans ma mémoire, lors même que je n'aurais pas eu plus tard le plaisir de jouer la comédie avec lui en société. Au moment de ses plus grands succès, il lui arriva sur la scène Un léger accident du gosier, auquel sont exposés tous les chanteurs; une huée étant alors partie de la salle, Cailleau s'en trouva tellement offensé, qu'il quitta le théâtre le soir même, et depuis, les plus vives instances ne purent le faire consentir à reparaître devant le public.
      Outre son grand talent, Cailleau avait beaucoup d'esprit; il était charmant en société où sa gaieté si franche amenait la joie; il racontait à merveille, et chez le comte de Vaudreuil, à Gennevilliers, il rendait les cercles et les repas tout-à-fait amusans, tantôt par une anecdote piquante, tantôt en nous chantant, avec sa belle voix, les romances et les chansons qui se faisaient alors. Comme il était grand chasseur, on le mettait de toutes les parties de chasse. Le comte de Vaudreuil, pour lequel il avait, été si aimable, lui fit donner par monseigneur le comte d'Artois un petit castel, nommé le Belloi, qui se trouve au bout de la terrasse de Saint-Germain, et qui avait un fort joli jardin.
      Cailleau vivait là le plus heureux des hommes avec sa femme et son enfant. J'ai été passer quelques jours chez lui, et, dans son bonheur, il me rappelait exactement ce Lubin, dont je lui avais vu si bien jouer le rôle. M. le comte d'Artois, en lui faisant don du petit castel, l'avait nommé capitaine des chasses de tout l'arrondissement. Il en portait l'uniforme, et c'est; avec cet habit que je l'ai peint, tenant son fusil sur l'épaule. Sa belle et riante physionomie m'inspirait au point que j'ai fait ce portrait en une séance (1).
      Lorsque la révolution arriva, Cailleau fut très suspecté, comme ayant reçu des bienfaits d'un prince. On m'a dit, mais je ne veux pas le croire, qu'il s'était montré ingrat, et qu'il avait joué le rôle de jacobin. Si la chose est vraie, je suis persuadée que la peur et sa femme lui avaient tourné la tête. J'ai des raisons pour croire que sa femme était fort révolutionnaire : en 1791, je reçus à Rome où j'étais alors, une lettre dans laquelle elle m'engageait à rentrer en France, me disant que nous serions tous égaux, et qu'enfin ce serait l'age d'or. Heureusement je ne la crus pas ; car on sait quel âge d'or a suivi ! Peu de temps après avoir reçu cette lettre, j'appris que madame Cailleau s'était jetée par la fenêtre de désespoir.
      Laruette et sa femme sont restés au théâtre plus tard que Cailleau (2). Tous deux étaient excellens dans leur genre. Mais madame Laruette surtout jouait avec un charme, une finesse, chantait avec un goût et une expression indicible. Elle avait plus de cinquante ans qu'elle n'en paraissait pas avoir seize, tant sa taille était jeune et ses traits délicats. Non-seulement elle n'était pas ridicule dans les rôles naïfs, mais elle était charmante ; et jamais peut-être les transports et les regrets du public n'ont été aussi loin que le jour où quittant enfin le théâtre, elle joua pour la dernière fois dans Isabelle et Gertrude, et dans je ne sais quel autre opéra, les deux plus jeunes rôles du répertoire. Quoique je l'aie très peu vue jouer, je me la rappelle parfaitement.
      J'arrive enfin à celle dont j'ai pu suivre toute la carrière dramatique, au talent le plus parfait que l'Opéra Comique ait possédé, à madame Dugazon. Jamais on n'a porté sur la scène autant de vérité. Madame Dugazon avait un de ces talens de nature qui semblent ne rien devoir à l'étude. On n'apercevait plus l'actrice; c'était Babet, c'était la comtesse d'Albert ou Nicolette. Noble, naïve, gracieuse, piquante, elle avait vingt physionomies, de mème qu'elle faisait toujours entendre l'accent propre au personnage, et son chant n'annonçait aucune autre prétention. Elle avait même la voix assez faible, mais cette voix suffisait au rire, aux larmes, à toutes les situations, à tous les rôles. Grétry et Daleyrac, qui ont travaillé pour elle, en étaient fous, et j'en étais folle.
      Ce dernier mot me rappelle un rôle, dans lequel on a toujours vainement essayé de la copier. Jamais on n'a pu nous rendre Nina. Nina tout à la fois si décente et si passionnée ! et si malheureuse, si touchante, que son aspect seul faisait fondre en larmes les spectateurs. Je crois avoir vu Nina vingt fois au moins, et chaque fois mon attendrissement a été le même. J'étais trop enthousiaste de madame Dugazon pour ne pas l'engager souvent à venir souper chez moi. Nous remarquions que si elle venait de jouer Nina, elle conservait encore les yeux un peu hagards, en un mot qu'elle restait Nina toute la soirée. C'était bien certainement à cette faculté de se pénétrer aussi profondément de son rôle qu'elle devait l'étonnante perfection de son talent.
      Madame Dugazon était royaliste de cœur et dame Elle en donna la preuve au public à une époque fort avancée de la révolution, un soir, qu'elle jouait la soubrette des évènemens imprévus. La reine assistait à ce spectacle, et dans un duo que le valet commence en disant : j'aime mon maitre tendrement, madame Dugazon, qui devait répondre : Ah ! comme j'aime ma maîtresse, se tourna vers la loge de Sa Majesté, la main sur son cœur, et chanta sa réplique d'une voix émue, en s'inclinant devant la reine. On m'a dit qu'un peu plus tard, le public, et quel public! voulut tirer vengeance de ce noble mouvement en s'obstinant à lui faire chanter je ne sais quelle horreur, qu'on chantait alors tous les soirs sur la scène. Madame Dugazon ne céda point : elle quitta le théâtre.
      La longueur démesurée de cette lettre vous prouve, chère amie, que j'ai beaucoup aimé moi-même à jouer la comédie; car je ne vous ai point épargné les détails. Adieu

 

(1) Ce portrait a été acheté à la vente de M. Lebrun par M. le comte d'Harcour. (Note de l'Auteur.)

(2) Laruette n'a quitté qu'en 1799 (Note de l'éditeur.)

Extrait du livre :
Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun
Edition : Librairie de H. Fournier - Paris 1835

 


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