
Opéra Comique à Paris
LETTRES A LA PRINCESSE KOURAKIN.
LETTRE VIII.
Le Kain. — Brizard.—Mademoiselle Dumesnil. — Monvel. — Mademoiselle Raucour. — Mademoiselle Sainval. — Madame Vestris. — Larive. — Mademoiselle Clairon. — Talma — Préville. — Dugazon. — Mademoiselle Doligny. — Mademoiselle Contat. — Molé. — Fleury. — Mademoiselle Mars. — Mademoiselle Arnoult. — Madame Saint-Huberti. — Les deux Vestris.— Mademoiselle Pélin. — Mademoiselle Allard.— Mademoiselle Guimard.— Carlin. — Cailleau. — Laruette. — Madame Dugazon.
Un de mes plus doux délassemens était 
              d'aller au spectacle, et je puis vous dire qu'il brillait sur la 
              scène des acteurs si admirables, que beaucoup d'entre eux n'ont 
              jamais été remplacés. Je me souviens parfaitement 
              d'avoir vu jouer le célèbre Le Kain : quoique je fusse trop 
              jeune alors pour apprécier son grand talent, les applaudissemens, 
              les transports unanimes qu'il excitait me prouvaient assez combien 
              ce tragédien était supérieur. La laideur de 
              Le Kain, toute prodigieuse qu'elle fût, disparaissait dans 
              certains rôles. Le costume de chevalier, par exemple, adoucissait 
              l'expression sévère et repoussante d'une figure dont tous 
              les traits étaient irréguliers, en sorte qu'on pouvait 
              le regarder quand il jouait Tancrède ; mais dans le rôle d'Orosiuane 
              où je l'ai vu une fois, j'étais placée fort près de 
              la scène, et le turban le rendait si hideux, bien que j'admirasse 
              sa noble et belle manière, qu'il me faisait peur.
                    A l'époque où Le Kain jouait 
              les premiers rôles, et même assez longtemps après, j'ai vu Brizard 
              ainsi que mademoiselle Dumesnil. Brizard remplissait les rôles de 
              pères ; la nature semblait l'avoir créé pour cet emploi 
              : ses cheveux blancs, sa taille imposante, son superbe organe lui 
              donnait le caractère le plus noble, le plus respectable qu'on puisse 
              imaginer. Il excellait surtout dans le Roi Lear et dans l'Œdipe 
              de Ducis. Vous auriez réellement cru voir ces deux vieux 
              princes si malheureux et si touchans, tant il y avait de grandiose 
              dans l'aspect de celui qui les représentait.
                    Mademoiselle Dumesnil, quoique petite 
              et fort laide, excitait des transports dans les grands rôles tragiques. 
              Son talent était fort inégal : elle tombait parfois 
              dans la trivialité, mais elle avait des momens sublimes. 
              En général, elle exprimait mieux la fureur que la 
              tendresse, si ce n'est la tendresse maternelle, car un de ses plus 
              beaux rôles était Mérope. Il arrivait quelquefois 
              à mademoiselle Dumesnil de jouer une partie de la pièce sans produire 
              aucun effet; puis, tout à coup, elle s'animait; son geste, son organe, 
              son regard, tout devenait si éminemment tragique qu'elle 
              enlevait les suffrages de toute la salle. On m'a assuré qu'avant 
              de paraître en scène elle buvait une bouteille de vin et qu'elle 
              s'en faisait tenir une autre en réserve dans la coulisse. 
              Un des acteurs les plus remarquables du Théâtre Français 
              dans la tragédie et la haute comédie, était 
              Monvel. Quelques désavantages physiques et la faiblesse de 
              son organe l'ont empêché de se placer au premier rang, mais 
              son ame, sa chaleur, et surtout l'extrême justesse de sa diction, 
              ne laissaient rien à désirer. A mon retour en France il avait 
              quitté les rôles de jeunes premiers pour ceux des pères nobles. 
              Je lui ai vu jouer alors Auguste, de Cinna et l'Abbé 
              de l'Épée d'une manière admirable; dans ce dernier 
              rôle il était si parfait de naturel, qu'un jour, au moment 
              où en quittant la scène il saluait les personnages de la pièce, 
              je me levai et je lui rendis son salut. Les personnes qui étaient 
              avec moi dans la loge s'en amusèrent beaucoup.
                    Le début le plus brillant 
              que je me rappelle avoir vu est celui de mademoiselle Raucour dans 
              le rôle de Didon. Elle avait tout au plus dix-huit ou vingt ans. 
              La beauté de son visage, sa taille, son organe, sa diction, 
              tout en elle promettait une actrice parfaite; elle joignait à tant 
              d'avantagés un air de décence remarquable, et une 
              réputation de sagesse austère, qui la firent rechercher alors 
              par nos plus grandes dames; on lui donnait des bijoux, ses habits 
              de théâtre, et de l'argent pour elle et pour son père qui 
              ne la quittait jamais. Plus tard, elle a bien changé de manière 
              d'être : on prétend que l'heureux mortel, qui le premier 
              triompha de tant de vertus, fut le marquis de Bièvres, et que lorsqu'elle 
              le quitta pour un autre amant, il s'écria : Ah! l'ingrate 
              à ma rente ! Si mademoiselle Raucour n'est point restée 
              sage, elle est restée grande tragédienne; mais sa 
              voix est devenue tellement rauque et dure, que si l'on fermait les 
              yeux on croyait entendre un homme. Elle n'a quitté qu'à sa 
              mort le théâtre, où elle a fini par jouer les rôles de mères 
              et de reines avec infiniment de succès.
                    J'ai vu jouer aussi mesdemoiselles 
              Sainval et madame Vestris, sœur de Dugazon. Les deux premières 
              pleuraient un peu trop constamment; mais elles me semblaient, surtout 
              la cadette, plus tragédienne que madame Vestris, qui, toute-belle 
              qu'elle était, n'a jamais obtenu de grands succès, si ce 
              n'est dans le rôle de Gabrielle de Vergy où l'effet qu'elle produisait 
              au dernier acte, était déchirant; il faut dire aussi 
              que cette scène est horrible.
                    Larive, qui pour son malheur succédait 
              à Le Kain, dont on n'avait point encore perdu le souvenir, avait 
              plus de talent que les vieux amateurs ne voulaient lui en reconnaître; 
              la comparaison seule lui faisait tort, car il ne manquait ni de 
              noblesse ni d'énergie. Son visage était beau; il était 
              grand, bien fait, mais jamais d'aplomb sur ses jambes, ce qui faisait 
              dire qu'il marchait à côté de lui.
                    Larive avait très bon ton et causait 
              avec esprit, même de choses qui n'avaient point rapport à son art, 
              en sorte qu'il voyait la bonne compagnie. Mon frère me le présenta, 
              et comme je le savais lié intimement avec mademoiselle Clairon, 
              je lui témoignai une fois le désir de rencontrer cette 
              grande tragédienne que je n'avais jamais vue jouer. Il m'engagea 
              aussitôt à diner chez lui pour me faire trouver avec elle, ce que 
              j'acceptai. Deux jours après, je me rendis à la maison qu'il avait 
              fait construire et qu'il habitait dans le Gros-Caillou. Cette maison 
              était charmante, arrangée avec un goût parfait, 
              outre qu'un fort beau jardin y faisait jouir dans Paris du charme 
              de la campagne. Larive me promena dans ses berceaux, sous ses vignes 
              grimpantes à la manière antique, comme on en voit encore aux environs 
              de Naples ; et comme nous venions de rentrer dans le salon pour 
              dîner, on annonça mademoiselle Clairon. Je me l'étais 
              figurée très grande; elle était au contraire fort 
              petite et fort maigre. Elle tenait sa tête extrêmement élevée, 
              ce qui lui donnait de la dignité. Du reste, je n'ai jamais 
              entendu parler avec autant d'emphase; car elle conservait toujours 
              le ton tragique et les airs d'une princesse; mais elle me parut 
              instruite et spirituelle. J'étais à table à côté d'elle, 
              et je jouis beaucoup de sa conversation. Larive lui témoignait 
              un respect profond; les égards qu'il avait pour elle annonçaient 
              à la fois de l'admiration et de la reconnaissance; c'était 
              sous ces deux rapports en effet que sans cesse il parlait d'elle.
                    Lorsque je suis rentrée eu 
              France, j'ai été charmée de revoir Larive que 
              j'ai rencontré souvent à Epinay chez la marquise de Groslier. 
              N'étant plus au théâtre alors, il habitait une charmante 
              campagne, située près de là, et madame de Groslier était 
              enchantée de ce voisinage. Il nous faisait des lectures ravissantes; 
              la manière dont il disait les vers acquérait un nouveau prix 
              de la beauté de son organe.
                    Talma, notre dernier grand acteur 
              tragique, a, selon moi, surpassé tous les autres. Il y avait 
              du génie dans son jeu. On peut dire de plus qu'il a révolutionné 
              l'art : d'abord en faisant disparaître la déclamation 
              ampoulée et maniérée, par sa diction naturelle 
              et vraie, ensuite, en forçant à l'innovation dans les costumes, 
              attendu qu'il s'habillait en grec et en romain pour jouer Achille 
              et Brutus, ce dont je lui sus un gré infini. Talma avait 
              une des plus belles têtes, un des visages les plus mobiles qu'on 
              put voir; et, si loin qu'allât la chaleur de son jeu, il restait 
              toujours noble, ce qui me semble une première qualité dans 
              l'acteur tragique. Son organe était quelquefois un peu sourd; 
              il convenait mieux aux rôles furieux ou profonds qu'il ne convenait 
              aux rôles brillans : aussi était-il principalement admirable 
              dans ceux d'Oreste et de Manlius; mais dans tous, il avait plusieurs 
              momens sublimes. Le dernier qu'il ait composé n'a point été 
              joué depuis lui. Personne n'oserait, je crois; car Talma 
              s'y était montré supérieur à lui-même: ce n'était 
              plus un acteur, c'était bien Charles VI, un malheureux roi, 
              un malheureux fou, dans toute son effrayante vérité. 
              Hélas ! la mort a suivi de près le triomphe; et ce que tout 
              Paris applaudissait avec de si grands transports, c'était 
              le chant du cygne.
                    Talma était un homme excellent, 
              et le plus facile à vivre qu'on puisse rencontrer. Il faisait habituellement 
              peu de frais dans la société; il fallait, pour l'animer, 
              qu'un mot de la conversation remuât un intérêt de son cœur 
              ou de son esprit; alors il était fort intéressant 
              à entendre, principalement quand il parlait de son art.
                    La comédie a peut-être encore 
              été plus riche en talles que la tragédie. J'ai 
              eu souvent le bonheur de voir jouer Préville. Voilà l'acteur 
              parfait, inimitable! Son jeu, plein d'esprit, de naturel, de gaieté, 
              était aussi le plus varié. Jouait-il tour à tour Crispin, 
              Sosie, Figaro, vous ne reconnaissiez pas le même homme, tant les 
              nuances de son comique étaient inépuisables : aussi 
              n'a-t-on point remplacé Préville. Il était 
              si parfaitement vrai par nature, que tous ceux qui depuis 
              ont voulu l'imiter ne sont parvenus qu'à nous montrer sa charge. 
              Je n'en excepte point Dugazon, qui certes avait un grand talent; 
              mais qui, dans le rôle de Figaro du Barbier de Séville, 
              par exemple, n'a jamais approché de son modèle.
                    J'ai plusieurs fois dîné 
              avec Préville; il était rare de rencontrer un aussi 
              aimable convive; sa gaieté si spirituelle nous charmait tous. 
              Il racontait à merveille une foule d'anecdotes extrêmement piquantes, 
              et l'on recherchait avec empressement les occasions de se trouver 
              avec lui.
                    Dugazon, son successeur dans les 
              rôles comiques, eût été un excellent comédien, 
              si l'envie de faire rire le public ne l'eût pas entraîné 
              souvent jusqu'à la farce. Il jouait admirablement bien certains 
              rôles de valet; il avait du mordant, un masque parfait, et peut-être 
              aurait-il égalé Préville s'il avait dédaigné 
              la charge. Mais ce qui peut faire croire que sa nature le portait 
              à ce misérable genre, c'est que la nuance qui existait à 
              la scène entre lui et son devancier se montrait aussi dans les salons 
              où Préville était un homme aimable, et Dugazon un 
              farceur de beaucoup d'esprit. On ne le recevait donc quelquefois 
              que pour amuser les convives; car il était fort amusant, 
              surtout après dîner. Dugazon a été atroce pendant 
              la révolution; il fut un de ceux qui allèrent chercher le 
              roi à Garennes, et un témoin oculaire m'a dit l'avoir vu 
              à la portière de la voiture, le fusil sur l'épaule. Notez 
              que cet homme avait été comblé des bienfaits 
              de la cour; principalement par M. le comte d'Artois.
                    Je me souviens d'avoir vu mademoiselle 
              Doligny dans les rôles dé jeunes premières, qu'elle jouait 
              avec une rare perfection. Elle avait à la fois tant de vérité, 
              d'esprit et de décence, que son grand talent faisait tout-à-fait 
              oublier sa laideur. J'ai vu aussi débuter mademoiselle Contat. 
              Elle était extrêmement jolie et bien faite, mais si mauvaise 
              dans les premiers temps, que personne ne pouvait prévoir 
              qu'elle deviendrait une aussi excellente actrice. Sa charmante figure 
              ne suffisait pas toujours pour la mettre à l'abri des sifflets, 
              lorsque Beaumarchais lui confia le rôle de Suzanne dans le Mariage 
              de Figaro. A partir de ce moment, elle marcha de succès en succès 
              : d'abord dans l'emploi des grandes coquettes, puis enfin dans des 
              rôles plus convenables à son âge, et surtout à sa taille qui, par 
              malheur, avait pris trop d'embonpoint.
                    Mademoiselle Contat avait épousé 
              M. de Parny, neveu du célèbre poète de ce nom; mais son mariage 
              ne fut déclaré qu'à l'époque où elle quitta 
              le théâtre; elle a conservé jusqu'à sa mort un visage 
              charmant; je n'ai jamais vu de sourire plus enchanteur; comme elle 
              avait infiniment d'esprit, sa conversation était tout-à-fait 
              piquante, et je la trouvais si aimable que je l'invitais souvent 
              à venir chez moi.
                    Mademoiselle Contat était 
              admirablement bien secondée dans tous ses rôles par Molé, 
              qui jouait presque toujours avec elle. Molé, sans avoir jamais 
              égalé Préville, était pourtant un grand 
              acteur; il avait de la grâce et de la dignité; il tenait; 
              la scène comme on dit, outre que j'ai peu vu de talent aussi varié, 
              et surtout aussi brillant qu'était le sien. Je l'ai reçu 
              chez moi plusieurs fois ; quoique son jeu fût très-spirituel, 
              Molé n'avait rien de remarquable dans un salon sous le rapport 
              de l'amabilité, si ce n'est un excellent ton.
                    Fleury, qui après l'avoir doublé 
              lui a succédé dans les grands rôles, est le dernier 
              qui nous ait conservé les traditions de la haute comédie. 
              Il avait moins de verve et moins d'élévation que Molé; 
              mais personne n'a joué comme lui les jeunes grands seigneurs. 
              Comme il avait beaucoup d'esprit et de fort bonnes manières, il 
              voyait souvent de près la haute société, et il en 
              avait si bien saisi les usages, les agrémens et les travers, 
              qu'il nous offrait encore, il y a peu d'années, une copie 
              parfaite de modèles qui avaient disparu.
                    A l'époque où tous les grands 
              acteurs dont je vous parle commençaient à vieillir, il s'élevait 
              près d'eux un jeune talent, qui fait aujourd'hui l'ornement de la 
              scène française : mademoiselle Mars jouait alors avec une perfection 
              inimitable les rôles d'ingénues ; elle excellait dans celui 
              de Victorine du Philosophe sans le savoir, et dans vingt 
              autres pour lesquels on ne l'a jamais remplacée; car il est 
              impossible d'être aussi vraie, aussi touchante : c'était 
              la nature dans tout son charme. Quand vous avez vu mademoiselle 
              Mars, ma chère amie, elle avait déjà pris l'emploi de mademoiselle 
              Contat, qu'elle seule pouvait faire oublier. Vous vous souvenez 
              bien certainement de sa jolie figure, de sa charmante taille, et 
              de sa voix, la voix des anges? heureusement ce visage, cette taille, 
              cet organe enchanteur, se conservent si parfaitement, que mademoiselle 
              Mars n'a point d'âge, n'en aura je crois jamais; et chaque soir 
              le public par ses transports lui prouve qu'il est de mon avis.
                    Je me rappelle avoir vu jouer deux 
              fois mademoiselle Arnoult au grand Opéra, dans Castor 
              et Pollux. J'étais peu capable alors de juger son talent 
              d'actrice; je me souviens cependant qu'elle me parut avoir de la 
              grâce et de l'expression. Quant à son talent comme cantatrice, la 
              musique de ce temps-là m'ennuyait si horriblement que j'écoutais 
              trop mal pour en pouvoir parler. Mademoiselle Arnoult n'était 
              point jolie; sa bouche déparait son visage, ses yeux seulement 
              lui donnaient une physionomie où se peignait l'esprit remarquable 
              qui l'a rendue célèbre. On a répété 
              et imprimé un nombre infini de ses bons mots, en voici un 
              que je ne crois pas connu, et que je trouve fort comique : elle 
              assistait au mariage de sa fille, avec la mère, la tante, et plusieurs 
              autres honnêtes femmes parentes de son gendre; pendant la cérémonie 
              nuptiale, mademoiselle Arnoult se retourne et leur dit : « C'est 
              plaisant! je suis la seule demoiselle qui se trouve ici. »
                    Une femme dont le talent supérieur 
              nous a ravis long-temps a succédé à mademoiselle Arnoult. 
              C'était madame Saint-Huberti, qu'il faut avoir entendue pour 
              savoir jusqu'où peut peut aller l'effet de la tragédie lyrique. 
              Madame Saint-Huberti non-seulement avait une voix superbe; mais 
              elle était encore grande actrice, le bonheur a voulu qu'elle 
              eût à chanter les opéras de Piccini, de Sacchini, de 
              Gluck, et cette musique si belle, si expressive, convenait parfaitement 
              à son talent plein d'expression, de vérité et de grandiose. 
              Il est impossible d'être plus touchante qu'elle ne l'était 
              dans les rôles d'Alceste, de Didon, etc.; toujours vraie, toujours 
              noble, ses accens arrachaient les larmes de toute là salle, et je 
              me souviens encore de certains mots, de certaines ilotes auxquelles 
              il était impossible de résister.
                    Madame Saint-Huberti n'était 
              point jolie, mais son visage était ravissant de physionomie 
              et d'expression. Le comte d'Entragues, très bel homme, et très distingué 
              par son esprit, en devint tellement amoureux qu'il l'épousa. 
              La révolution ayant éclaté, il se réfugia 
              à Londres avec elle. C'est là, qu'un soir, comme ils montaient ensemble 
              en voiture, ils furent assassinés tous les deux, sans qu'on 
              ait jamais pu découvrir, ni les assassins, ni les motifs 
              d'une pareille horreur.
                    Sous le rapport du chant, tout l'Opéra 
              se composait pour moi de madame Saint-Huberti; je ne vous dirai 
              donc rien de ceux qui chantaient avec elle, car je lés écoutais 
              à peine ; j'aimais mieux réserver une partie de mon attention 
              pour les ballets, où se montraient alors plusieurs talens remarquables. 
              Gardel et Vestris père tenaient le premier rang. Je les ai vus souvent 
              danser ensemble, notamment dans une chaconne de je ne sais quel 
              opéra de Grétry, chaconne qui je crois a fait courir 
              tout Paris : c'était un pas de deux dans lequel les deux 
              coryphés poursuivaient mademoiselle Guimard, fort petite 
              et fort maigre; ce qui fit dire qu'ils avaient l'air de deux grands 
              chiens qui se disputaient un os. Gardel m'a toujours semblé 
              fort inférieur à Vestris père, qui était grand, très 
              bel homme, et parfait dans la danse noble et grave. Je ne saurais 
              vous dire avec quelle grâce il ôtait et remettait son chapeau, au 
              salut qui précédait le menuet; aussi toutes les jeunes 
              femmes de la cour, avant leur présentation, prenaient-elles 
              quelques leçons de lui pour faire les trois révérences.
                    à Vestris père a succédé 
              Vestris fils, le danseur le plus surprenant qu'on puisse voir, tant 
              il avait à la fois de grâce et de légèreté. Quoique 
              nos danseurs actuels n'épargnent point les pirouettes, personne 
              bien certainement n'en fera jamais autant qu'il en a fait, puis 
              tout à coup, il s'élevait au ciel d'une manière si prodigieuse, 
              qu'on lui croyait des ailes, ce qui faisait dire au père Vestris 
              : « Si mon fils touche la terre, c'est par procédé 
              pour ses camarades. »
                    Mademoiselle Pélin et mademoiselle 
              Allard étaient deux danseuses du genre qu'on appelle grotesque 
              en Italie. Elles faisaient des tours de force, des pirouettes sans 
              fin et sans charme; mais toutes deux, bien qu'elles fussent très 
              grasses, étaient vraiment surprenantes par leur agilité 
              ; mademoiselle Allard surtout. Mademoiselle Guimard avait tout un 
              autre genre de talent; sa danse n'était qu'une esquisse; 
              elle ne faisait que de petits pas, mais avec des mouvemens si gracieux, 
              que le public la préférait à toute autre danseuse; 
              elle était petite, mince, très bien faite; et quoique laide, 
              elle avait des traits si fins, qu'à l'âge de quarante-cinq ans elle 
              semblait, sur la scène, n'en avoir pas plus de quinze.
                    A l'instar, et même en rival heureux 
              du grand Opéra, j'ai vu s'élever l'Opéra Comique, 
              qui prenait la place de ce qu'on nommait la Comédie Italienne. 
              J'aurais peine à vous dire quelque chose de cette Comédie 
              Italienne, si je ne me rappelais que j'y suis allée voir 
              jouer Carlin, dont toute jeune que j'étais, le souvenir m'est 
              resté. Carlin jouait l'arlequin dans des pièces à canevas, 
              espèces de proverbes, qui nécessitent des acteurs spirituels. 
              Ses saillies inépuisables, le naturel et la gaîté 
              de son jeu, faisaient de lui un acteur tout-à-fait à part. Quoique 
              fort gros, il avait dans les mouvemens une lestesse surprenante; 
              on m'a dit qu'il étudiait ses gestes si moelleux et si gracieux, 
              en regardant jouer de jeunes chats, dont il est très vrai qu'il 
              avait la souplesse. Lui seul suffisait pour attirer le public, pour 
              remplir la salle et charnier les spectateurs; quand il a disparu 
              la Comédie Italienne a fini.
                    La troupe lyrique qui l'a remplacée, 
              possédait plus d'un talent remarquable et chantait les opéras 
              de Duni, de Philidor, de Grétry, etc. Un des acteurs les 
              plus aimés du public était Cailleau ; il a quitté 
              le théâtre lorsque j'étais encore fort jeune; je l'ai 
              pourtant vu jouer deux fois dans Annette et Lubin. Sa belle 
              physionomie, si gaie, si animée, et sa superbe voix, seraient 
              restées dans ma mémoire, lors même que je n'aurais 
              pas eu plus tard le plaisir de jouer la comédie avec lui 
              en société. Au moment de ses plus grands succès, il 
              lui arriva sur la scène Un léger accident du gosier, auquel 
              sont exposés tous les chanteurs; une huée étant 
              alors partie de la salle, Cailleau s'en trouva tellement offensé, 
              qu'il quitta le théâtre le soir même, et depuis, les plus 
              vives instances ne purent le faire consentir à reparaître 
              devant le public.
                    Outre son grand talent, Cailleau 
              avait beaucoup d'esprit; il était charmant en société 
              où sa gaieté si franche amenait la joie; il racontait à merveille, 
              et chez le comte de Vaudreuil, à Gennevilliers, il rendait les cercles 
              et les repas tout-à-fait amusans, tantôt par une anecdote piquante, 
              tantôt en nous chantant, avec sa belle voix, les romances et les 
              chansons qui se faisaient alors. Comme il était grand chasseur, 
              on le mettait de toutes les parties de chasse. Le comte de Vaudreuil, 
              pour lequel il avait, été si aimable, lui fit donner 
              par monseigneur le comte d'Artois un petit castel, nommé 
              le Belloi, qui se trouve au bout de la terrasse de Saint-Germain, 
              et qui avait un fort joli jardin. 
                    Cailleau vivait là le plus heureux 
              des hommes avec sa femme et son enfant. J'ai été passer 
              quelques jours chez lui, et, dans son bonheur, il me rappelait exactement 
              ce Lubin, dont je lui avais vu si bien jouer le rôle. M. le comte 
              d'Artois, en lui faisant don du petit castel, l'avait nommé 
              capitaine des chasses de tout l'arrondissement. Il en portait l'uniforme, 
              et c'est; avec cet habit que je l'ai peint, tenant son fusil sur 
              l'épaule. Sa belle et riante physionomie m'inspirait au point 
              que j'ai fait ce portrait en une séance (1).
                    Lorsque la révolution arriva, 
              Cailleau fut très suspecté, comme ayant reçu des bienfaits 
              d'un prince. On m'a dit, mais je ne veux pas le croire, qu'il s'était 
              montré ingrat, et qu'il avait joué le rôle de jacobin. 
              Si la chose est vraie, je suis persuadée que la peur et sa 
              femme lui avaient tourné la tête. J'ai des raisons pour croire 
              que sa femme était fort révolutionnaire : en 1791, 
              je reçus à Rome où j'étais alors, une lettre dans laquelle 
              elle m'engageait à rentrer en France, me disant que nous serions 
              tous égaux, et qu'enfin ce serait l'age d'or. Heureusement 
              je ne la crus pas ; car on sait quel âge d'or a suivi ! Peu de temps 
              après avoir reçu cette lettre, j'appris que madame Cailleau s'était
              jetée par la fenêtre de désespoir. 
                    Laruette et sa femme sont restés 
              au théâtre plus tard que Cailleau (2). Tous deux étaient 
              excellens dans leur genre. Mais madame Laruette surtout jouait avec 
              un charme, une finesse, chantait avec un goût et une expression 
              indicible. Elle avait plus de cinquante ans qu'elle n'en paraissait 
              pas avoir seize, tant sa taille était jeune et ses traits 
              délicats. Non-seulement elle n'était pas ridicule 
              dans les rôles naïfs, mais elle était charmante ; et jamais 
              peut-être les transports et les regrets du public n'ont été 
              aussi loin que le jour où quittant enfin le théâtre, elle 
              joua pour la dernière fois dans Isabelle et Gertrude, et 
              dans je ne sais quel autre opéra, les deux plus jeunes rôles 
              du répertoire. Quoique je l'aie très peu vue jouer, je me 
              la rappelle parfaitement.
                    J'arrive enfin à celle dont j'ai 
              pu suivre toute la carrière dramatique, au talent le plus parfait 
              que l'Opéra Comique ait possédé, à madame Dugazon. 
              Jamais on n'a porté sur la scène autant de vérité. 
              Madame Dugazon avait un de ces talens de nature qui semblent ne 
              rien devoir à l'étude. On n'apercevait plus l'actrice; c'était 
              Babet, c'était la comtesse d'Albert ou Nicolette. 
              Noble, naïve, gracieuse, piquante, elle avait vingt physionomies, 
              de mème qu'elle faisait toujours entendre l'accent propre au personnage, 
              et son chant n'annonçait aucune autre prétention. Elle avait 
              même la voix assez faible, mais cette voix suffisait au rire, aux 
              larmes, à toutes les situations, à tous les rôles. Grétry 
              et Daleyrac, qui ont travaillé pour elle, en étaient 
              fous, et j'en étais folle.
                    Ce dernier mot me rappelle un rôle, 
              dans lequel on a toujours vainement essayé de la copier. 
              Jamais on n'a pu nous rendre Nina. Nina tout à la fois si décente 
              et si passionnée ! et si malheureuse, si touchante, que son 
              aspect seul faisait fondre en larmes les spectateurs. Je crois avoir 
              vu Nina vingt fois au moins, et chaque fois mon attendrissement 
              a été le même. J'étais trop enthousiaste de 
              madame Dugazon pour ne pas l'engager souvent à venir souper chez 
              moi. Nous remarquions que si elle venait de jouer Nina, elle 
              conservait encore les yeux un peu hagards, en un mot qu'elle restait 
              Nina toute la soirée. C'était bien certainement à 
              cette faculté de se pénétrer aussi profondément 
              de son rôle qu'elle devait l'étonnante perfection de son 
              talent.
                    Madame Dugazon était royaliste 
              de cœur et dame Elle en donna la preuve au public à une époque 
              fort avancée de la révolution, un soir, qu'elle jouait 
              la soubrette des évènemens imprévus. La reine assistait 
              à ce spectacle, et dans un duo que le valet commence en disant : 
              j'aime mon maitre tendrement, madame Dugazon, qui devait 
              répondre : Ah ! comme j'aime ma maîtresse, se 
              tourna vers la loge de Sa Majesté, la main sur son cœur, 
              et chanta sa réplique d'une voix émue, en s'inclinant 
              devant la reine. On m'a dit qu'un peu plus tard, le public, et quel 
              public! voulut tirer vengeance de ce noble mouvement en s'obstinant 
              à lui faire chanter je ne sais quelle horreur, qu'on chantait alors 
              tous les soirs sur la scène. Madame Dugazon ne céda point 
              : elle quitta le théâtre. 
                    La longueur démesurée 
              de cette lettre vous prouve, chère amie, que j'ai beaucoup aimé 
              moi-même à jouer la comédie; car je ne vous ai point épargné 
              les détails. Adieu 
(1) Ce portrait a été acheté à la vente de M. Lebrun par M. le comte d'Harcour. (Note de l'Auteur.)
(2) Laruette n'a quitté qu'en 1799 (Note de l'éditeur.)
Extrait du livre :
              Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun
              Edition : Librairie de H. Fournier - Paris 1835