
La Comtesse de Verdun
Louise-Elisabeth Vigée Lebrun - 1779
NOTES ET PORTRAITS
MADAME DE VERDUN.
Sans être célèbre comme la femme dont je viens de parler, madame de Verdun   peut être citée pour son esprit si fin et si naturel à la fois. La bonté, la   gaieté de son caractère la faisaient rechercher généralement, et je puis   regarder comme un bonheur de ma vie, qu'elle ait été ma première et qu'elle soit   encore ma meilleure amie. Son mari était fermier-général: c'était un homme froid   en apparence, mais plein d'esprit et de bonté, et qui ne pouvait voir des   malheureux sans se presser de les secourir. Il était propriétaire du château de   Colombes, près Paris. Ce château avait anciennement été habité par la reine   Henriette d'Angleterre; les murs des salons et des galeries étaient presque tous   peints par Simon Vouet; mais l'humidité avait terni ces peintures remarquables,   et M. de Verdun, très amateur et connaisseur, ayant entrepris de les faire   réparer, y réussit parfaitement.
                      Je suis allée fort souvent habiter ce château plusieurs jours de suite. M. et   madame de Verdun y réunissaient la société la plus aimable, composée d'artistes,   de gens de lettres et d'hommes spirituels. Carmontel, ami intime des maîtres de   la maison, nous était d'une ressource extrême; il nous faisait jouer ses   Proverbes. D'ailleurs la conversation habituelle ne permettait pas que l'ennui   nous gagnât, tant elle était vive et animée. Il serait inutile aujourd'hui de   chercher à retrouver les jouissances qui provenaient alors du charme de la   conversation. L'abbé Delille m'écrivait à Rome: «La politique a tout perdu; on   ne cause plus à Paris.» À mon retour en France, en effet, je ne me suis que trop   assurée de cette vérité. Entrez dans quelque salon que ce soit, vous trouverez   les femmes bâillant en cercle, et les hommes, dans un coin du salon, se   disputant sur telle et telle loi; mais nous avons vu finir, comme tant d'autres   choses, ce qu'on appelait la conversation, c'est-à-dire un des plus grands   charmes de la société française.
                    La révolution vint mettre fin à tous les plaisirs de Colombes. Comme on   savait M. de Verdun fort riche, on ne tarda pas à le mettre en prison, et l'on   peut juger du désespoir de sa femme qui l'adorait. Il faut dire à l'honneur de   l'humanité, qu'aussitôt que la nouvelle de sa détention fut arrivée à Colombes,   les paysans s'assemblèrent et vinrent tous à Paris réclamer en pleurant leur   bienfaiteur. Cette démarche empêcha les autorités d'oser le mettre à mort;   néanmoins il restait toujours prisonnier, quand ces braves gens revinrent une   seconde fois, et renouvelèrent leur demande avec tant d'instance, qu'ils   obtinrent enfin sa liberté. Madame de Verdun, en apprenant cette nouvelle,   éprouva une si grande joie, qu'elle en perdit la tête, au point qu'elle envoya   chercher deux fiacres pour aller prendre son mari dans la prison, pensant   arriver plus vite ainsi.
Extrait du livre :
              Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun
              Édition : Librairie de H. Fournier - Paris 1835