Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun


Hubert Robert, Le grand pont
Le grand pont
Hubert Robert

NOTES ET PORTRAITS

ROBERT.

Robert, peintre en paysage, excellait surtout à représenter des ruines; ses tableaux dans ce genre, peuvent être placés à côté de ceux de Jean-Paul Paunini. Il était de mode, et très magnifique, de faire peindre son salon par Robert; aussi le nombre des tableaux qu'il a laissés est-il vraiment prodigieux. Il s'en faut bien, à la vérité, que tous soient de la même beauté; Robert avait cette extrême facilité qu'on peut appeler heureuse, qu'on peut appeler fatale: il peignait un tableau aussi vite qu'il écrivait une lettre; mais quand il voulait captiver cette facilité, ses ouvrages éditent souvent parfaits. On en connaît de lui qui font très bien pendant à ceux de Vernet.
       De tous les artistes que j'ai connus, Robert était le plus répandu dans le monde, que du reste il aimait beaucoup. Amateur de tous les plaisirs, sans en excepter celui de la table, il était recherché généralement, et je ne crois pas qu'il dînât chez lui trois fois dans l'année. Spectacles, bals, repas, concerts, parties de campagne, rien n'était refusé par lui; car tout le temps qu'il n'employait point au travail, il le passait à s'amuser.
       Il avait de l'esprit naturel, beaucoup d'instruction, sans aucune pédanterie, et l'intarissable gaieté de son caractère le rendait l'homme le plus aimable qu'on pût voir en société. De tout temps Robert avait été renommé pour son adresse à tous les exercices du corps, et dans un âge fort avancé il conservait encore les goûts de sa jeunesse. À soixante ans passés, quoiqu'il fût devenu fort gros, il était resté si leste qu'il courait mieux que personne dans une partie de barres, jouait à la paume, au ballon et nous réjouissait par des tours d'écolier qui nous faisaient rire aux larmes. Un jour, par exemple, à Colombes, il traça sur le parquet du salon une longue raie avec du blanc d'Espagne; puis, costumé en saltimbanque, un balancier dans les mains, il se mit à marcher gravement, à courir sur cette ligne, imitant si bien les attitudes et les gestes d'un homme qui danse sur la corde, que l'illusion était parfaite, et qu'on n'a rien vu d'aussi drôle.
      Étant élève à l'académie de Rome, Robert avait au plus vingt ans, lorsqu'il paria six cahiers de papier gris avec ses camarades, qu'il monterait tout seul au plus haut du Colysée. L'étourdi, bien qu'en risquant mille fois sa vie, parvint en effet jusqu'au faîte; mais lorsqu'il lui fallut descendre, n'ayant plus les saillies de pierres qui l'avaient aidé à monter, on fut obligé de lui jeter par une des fenêtres une corde qu'il saisit, à laquelle il s'attacha, et, lancé dans l'espace, il eut le bonheur qu'on réussît à le faire rentrer dans l'intérieur du monument. Le seul récit de ce tour de force fait dresser les cheveux. Robert est le seul homme qui ait jamais osé le tenter, et cela pour six cahiers de papier gris!
       C'est encore Robert qui s'est perdu à Rome dans les catacombes, et que l'abbé Delille a chanté dans son poëme de l'Imagination. Madame de Grollier, qui, comme nous, connaissait par Robert l'aventure des catacombes, après avoir entendu les vers de l'abbé Delille, disait:--«L'abbé Delille m'a fait plus de plaisir, mais Robert plus de peur.»
      Le bonheur dont fut accompagnée toute la vie de Robert semble avoir présidé aussi à sa mort. Le bon, le joyeux artiste n'a point prévu sa fin, n'a point enduré les angoisses de l'agonie; il était fort bien portant, et tout habillé pour aller dîner en ville; madame Robert, qui venait elle-même de terminer sa toilette, passa dans l'atelier de son mari pour l'avertir qu'elle était prête, et le trouva mort, frappé d'un coup d'apoplexie foudroyante.

 

Extrait du livre :
Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun
Édition : Librairie de H. Fournier - Paris 1835

 


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