Madame Germaine de Staël en Corinne
Louise Élisabeth Vigée Lebrun
1809
Huile sur toile 139,80 x 125 cm
VOYAGE EN SUISSE EN 1808 ET 1809.
Coppet; madame de Staël.
J'ai passé une semaine à Coppet chez madame de Staël; je venais de lire son dernier roman, Corinne ou l'Italie; sa physionomie si animée et si pleine de génie me donna l'idée de la représenter en Corinne, assise, la lyre en main, sur un rocher; je la peignis sous le costume antique (35). Madame de Staël n'est pas jolie, mais l'animation de son visage peut lui tenir lieu de beauté. Pour soutenir l'expression que je voulais donner à sa figure, je la priais de me réciter des vers de tragédie (que je n'écoutais guère), occupée que j'étais à la peindre avec un air inspiré. Lorsqu'elle avait terminé ses tirades, je lui disais: Récitez encore; elle me répondait: Mais vous ne m'écoutez pas. Comprenant enfin mon intention, elle continuait à déclamer des morceaux de Corneille ou de Racine. Je me propose d'emporter le portrait à Paris pour lui mettre la dernière main (36)
Je trouvai à Coppet plusieurs personnes établies; la bien jolie madame Récamier, le comte de Sabran et un jeune Anglais; puis je vis arriver Benjamin Constant, et le prince Auguste-Ferdinand de Prusse. La société se renouvelait sans cesse; on venait visiter l'illustre exilée, celle que l'empereur poursuivait de ses rancunes. Les deux fils de madame de Staël se trouvaient alors à Coppet; ils avaient pour gouverneur le littérateur allemand Schlegel; sa fille, très jeune encore, était fort jolie; elle avait un goût passionné pour l'étude.
Madame de Staël recevait avec grâce et sans affectation; elle laissait sa société libre toute la matinée. On ne se réunissait que le soir; c'est après dîner seulement qu'on pouvait causer avec elle. On la voyait alors marchant dans son salon, tenant en main une petite branche de verdure; quand elle parlait, elle agitait ce rameau, et sa parole avait une chaleur qui n'appartenait qu'à elle seule; impossible de l'interrompre: dans ces instans elle me faisait l'effet d'une improvisatrice.
Pendant mon séjour à Coppet, j'y ai vu jouer Sémiramis; madame de Staël remplissait le rôle d'Azéma; elle a eu de beaux momens dans ce rôle, mais son jeu était inégal. Madame Récamier mourait de peur dans son rôle de Sémiramis; M. de Sabran n'était pas trop rassuré dans son rôle d'Arsace. J'ai toujours remarqué qu'il n'y a que les comédies et les proverbes qui se jouent bien en société, mais jamais la tragédie.
De Genève je suis allée à Ferney voir la maison de Voltaire. Je l'ai trouvée bien petite et d'une telle saleté que je crois qu'elle n'a pas été nettoyée depuis que ce grand homme l'a quittée. La chambre à coucher est restée meublée. On y voit le portrait de Le Kain, à droite près de son lit. En face près de la fenêtre, ceux de madame Duchatelet, de l'abbé Delille et de quelques autres. En sortant de son petit salon, on trouve une terrasse d'où l'oeil découvre les montagnes du Jura. Son jardin était en friche: ce manque de soin pour l'habitation de Voltaire m'a vraiment attristée (37). J'avais été triste aussi en voyant à l'île Saint-Pierre la maison de Rousseau changée en un mauvais cabaret (38).
(35) Ce portrait est à Genève chez madame Necker, tante de madame de Staël.
(36) Dans le courant de l'année 1808 et de l'année 1809, madame de Staël écrivit trois petites lettres qui se rapportent à ce portrait, et qu'on nous saura gré de donner ici; la première, datée de Coppet, le 16 septembre 1808, est adressée à madame Lebrun:
«Je serais vraiment honteuse, Madame, d'être restée si long-temps sans vous répondre, si je n'avais pas été si souffrante depuis quelque temps, que tout m'était difficile. Je m'en remets à vous pour l'exposition au salon, et je me flatte que votre talent fera pardonner ce qui manque à l'original. Quant à la gravure, je m'en charge ici; ce serait trop retarder le moment où je posséderai le portrait, et d'ailleurs tous nos arrangemens sont faits à cet égard à Genève. Je vais à Vienne passer l'hiver; si je pouvais vous y être utile, donnez-moi vos commissions; je les ferai très exactement; il est bien juste que je vous rende un peu dans le réel de la vie ce que vous avez fait pour moi dans l'idéal. Daignez me rappeler au souvenir de madame Nigris, et conservez-moi toujours, je vous prie, quelque bienveillance.»
La seconde lettre, datée de Genève, le 9 janvier 1809, est adressée à madame Nigris, la fille de madame Lebrun:
«J'ai renoncé, Madame, à la gravure du portrait de madame votre mère; c'est trop cher pour une fantaisie, et je viens d'éprouver un procès considérable qui m'oblige à des ménagemens de fortune; mais aurez-vous la bonté de me dire quand le portrait de Corinne me sera remis par madame Lebrun? Mon intention était de lui envoyer mille écus en le recevant, mais n'ayant pas de ses nouvelles, je ne sais pas du tout ce que je dois faire. Soyez assez bonne pour vous en mêler, et me négocier, à cet égard, ce que je désire. Une négociation qui me serait bien douce aussi, c'est celle qui vous amènerait en Suisse cet été. Prosper dit qu'il y viendra. M. de Maleteste ne se laisserait-il pas séduire par cette réunion de tous ses amis? car j'ose me mettre du nombre; en le voyant une fois, il m'a semblé que je rencontrais une ancienne connaissance. Vous avez eu la bonté d'écrire à mon homme d'affaires, et je lui vole le plaisir de vous répondre. Agréez, Madame, mes complimens empressés.»
La troisième lettre, datée de Coppet, le 14 juillet 1809, est adressée à madame Lebrun:
«J'ai enfin reçu votre magnifique tableau, Madame, et, sans penser à mon portrait, j'ai admiré votre ouvrage. Il y a là tout votre talent, et je voudrais bien que le mien pût être encouragé par votre exemple; mais j'ai peur qu'il ne soit plus que dans les yeux que vous m'avez donnés. Me permettez-vous de vous envoyer ce mandat payable le 1er de septembre? Agréez, Madame, l'assurance des sentimens que je vous ai voués.»
Nous avons sous les yeux une lettre de madame Lebrun à sa fille, madame Nigris, datée de Coppet, le 12 septembre; on trouve dans cette lettre tout ce que l'amour maternel a de plus tendre; nous nous contenterons d'en extraire ce qui se rapporte au voyage en Suisse de madame Lebrun:
«Les spectacles de la nature consolent ou distraient de bien des peines; je viens de l'éprouver plus fortement que jamais. Tu ne peux avoir l'idée des jouissances que j'ai ressenties dans nos courses en Suisse; tu ne peux te figurer tous ces tableaux, tous ces points de vue, tous ces sites si variés, si pittoresques. Que de choses j'aurai à te dire à mon retour! Il me semble avoir vécu dix ans depuis deux mois et demi; ce n'est pas que le temps m'ait paru long, mais toutes mes heures ont été si intéressantes et si remplies que j'en ai pour ainsi dire fixé ou noté les intervalles.»
À la suite de cette lettre de madame Lebrun, nous trouvons un post-scriptum de madame de Staël à la même adresse:
«Madame votre mère, Madame, a fait de moi Corinne dans un portrait vraiment plus poétique que mon ouvrage. Je vous prie, Madame, de trouver bon que je vous remercie de l'intérêt que madame votre mère m'a témoigné; c'est à vous qu'elle aime à rapporter ses succès. Si je n'étais pas exilée, Madame, je parlerais de mon désir de vous connaître; nos amis communs me l'ont inspiré. Dites, je vous prie, à M. de Maleteste que je vais parler de lui et de vous avec Prosper, et que je me flatte toujours qu'il pense à moi, bien qu'il ne me l'écrive jamais. Adieu, Madame, je vous vois d'ici; votre portrait par madame votre mère et par ses amis me persuade que nous nous connaissons déjà.»
C'est à Paris que le portrait de madame de Staël fut achevé; madame Beaufort d'Hautpoult, ayant vu ce bel ouvrage, improvisa les vers suivans:
Je la vois, je l'entends; tes pinceaux créateurs
Donnent l'ame et la vie et l'esprit aux couleurs;
Voilà ses yeux brillans d'ardentes étincelles,
Ces sons mélodieux, ces cordes immortelles,
Qui de ses chants divins accompagnent les vers,
Et la toile animée en parfume les airs.
Je ne sais qui des deux remporte la victoire:
L'une guide la main, l'autre fixe la gloire,
Et la même couronne enlace en ce tableau
Le front inspirateur et l'immortel pinceau.
Staël offrait à Lebrun un talent digne d'elle;
Lebrun méritait seule un si parfait modèle;
L'univers étonné de cet ensemble heureux
Sans choix tombe en silence au pied de toutes deux.
(Note de l'Éditeur.)
(37) Depuis ce temps, la maison de Voltaire a été achetée par une personne qui en a fait bâtir une plus grande; mais le nouveau propriétaire a conservé et soigné celle du philosophe, qu'il laisse voir aux étrangers.
Extrait du livre :
Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun
Édition : Librairie de H. Fournier - Paris 1835