Glacier des Bossons
VOYAGE EN SUISSE EN 1808 ET 1809.
LETTRE VII.
Genève et Chamouni.
Je ne vous dirai pas grand'chose de Genève dont il existe assez de descriptions; vous savez d'ailleurs que je ne suis pas venue en Suisse pour voir des villes. Il faut pourtant que je vous dise que Genève, toute république qu'elle est, ne connaît point l'égalité; le quartier d'en haut ne fréquente point le quartier d'en bas, et jamais un mariage ne se fait de bas en haut. Pendant mon court séjour à Genève, on m'a fait monter sur une terrasse qui domine une promenade, où les Genevois se sont battus à outrance pour empêcher l'érection de la statue de Jean-Jacques; ce grand écrivain est généralement détesté à Genève. Avant de quitter cette ville, j'ai reçu un honneur que vous me permettrez de ne pas oublier; on a daigné me donner le brevet de membre de l'Académie de Genève.
Je vous ai parlé d'une famille hollandaise avec laquelle j'avais fait connaissance à Berne, M. et madame de Brac et leur fils; nous partîmes tous ensemble pour Chamouni. Après avoir passé Saint-Martin et Bonneville, nous arrivâmes à Salange, par un chemin bordé à droite par de grands et superbes rochers dont le soleil éclairait les tons riches et variés. Nous montâmes tout en haut pour jouir de la magnifique vue du dôme du Mont-Blanc, de l'aiguille du Goûté. Le soleil couchant répandait des teintes dorées sur les hauteurs de cette masse énorme; les régions inférieures de la chaîne étaient couleur d'iris et d'opale; cette partie des glaciers n'avait pour toute lumière que le reflet du ciel. Enfin cette masse grandiose était interceptée à gauche par de hautes montagnes de sapins tout-à-fait dans l'ombre; en bas, les plaines l'étaient aussi, ce qui faisait un contraste et un repoussoir dont l'effet du Mont-Blanc n'avait pas besoin: mais ce contraste achevait le tableau. Je voulus peindre ce reflet; je saisis mes pastels; mais hélas! impossible; il n'y avait ni palette ni couleurs qui pussent rendre ces tons radieux...
Nous montâmes à Salange. Après notre déjeuner, nous partîmes aussitôt pour la vallée de Chamouni, qui ne ressemble en rien à tout ce que j'ai parcouru. De chaque côté ce sont de hautes montagnes de noirs sapins; à droite en entrant, ces tristes forêts sont entrecoupées d'énormes glaciers. On aperçoit au-dessus le Mont-Blanc, son dôme et l'aiguille du Goûté et d'autres glaciers. La source de l'Aveyron sort d'un ton sale d'une grande voûte de glace: en tout, ce lieu sauvage étonne, mais ne charme pas. Après notre déjeuner, comme il faisait un très beau temps, nous fîmes la partie d'aller voir la mer de glace. Il faut vous dire qu'il y avait quantité de voyageurs qui s'y rendaient en même temps; mais moi, pour éviter cette foule qui parlait, qui criait, je les laissai aller un peu en avant. Enfin je pars seule avec mon guide, pour éviter le train, les parlages sans fin de toute cette bande. Je vais donc pour monter à la mer de glace. Après une demi-heure de marche, je tournais un sentier très étroit sur la hauteur d'un énorme précipice, sans aucune barrière. Arrivée là, j'entends M. de Brac qui me crie: «Au nom du ciel, madame Lebrun, ne montez pas, je vous prie.» Lui, sa femme, son fils, continuent leur marche.
Je descends donc tout de suite avec mon guide: il me mène au glacier de Bosson, le plus beau de la vallée: j'en fus enchantée: ces nombreuses voûtes de glaces sont énormes de près; elles sont d'un ton transparent bleuâtre. Je m'établis pour peindre ce glacier en face, appuyant mon portefeuille sur le dos de mon compagnon; je mourais de soif. Mon guide avait un peu de vin, il m'en donna, et pour le rafraîchir il prit un petit morceau de glace. Après m'être reposée en peignant, je descends au-dessous de ce glacier; mon guide m'y cherche des fraises et m'en apporte quelques-unes qui étaient excellentes. En me promenant, je m'arrêtai encore pour peindre un point de ces montagnes bordées par un torrent; voyant une masse d'arbres superbes dans la prairie, je voulus aussi la fixer tout de suite: c'est, je crois, l'endroit le moins sauvage de la vallée.
Après cette promenade, je revins à mon auberge. Tous les voyageurs étaient de retour de la mer de glace. Ne voyant pas la famille de Brac, j'en demandai des nouvelles; on me répondit: «Hélas! le mari de cette dame s'est trouvé si mal par la frayeur que lui a causée ce chemin périlleux, qu'il a perdu connaissance. On vient de lui porter un matelas dans une petite cahute tout en haut de la montagne; sa femme se désespère ainsi que son fils.»--Me voilà bien inquiète de lui, de sa femme très avancée dans sa grossesse. Je reste devant l'auberge, attendant avec anxiété leur retour. Enfin après plus d'une heure (à la chute du jour), je vois arriver M. de Brac couché sur un brancard, le visage à moitié couvert, sa femme fondant en larmes, son fils poussant des cris déchirans: nombre de paysans entouraient et suivaient ce triste cortége, qui me fit l'effet d'un enterrement. Je ne puis exprimer la peine que j'éprouvais. Je fis porter M. de Brac mourant près de la chambre que j'habitais, ne pouvant quitter sa femme si intéressante, et si justement effrayée. Je pleurais avec elle, avec son fils. Toute la nuit, ne pouvant dormir, nous écoutions sans cesse à la porte du malade; mais hélas! nous n'entendions que des gémissemens. Nous en étions si oppressées que nous nous mîmes à la fenêtre pour respirer. Toute la nuit nous entendîmes tomber successivement des avalanches. Ce bruit sinistre ressemble à d'horribles coups de tonnerre. Nous attendions avec anxiété le matin pour savoir des nouvelles de M. de Brac; mais hélas! point de mieux. Il avait encore la même immobilité. Ce ne fut que le troisième jour qu'il commença à ouvrir les yeux, et successivement, mais lentement, son état s'améliora. Sans cette catastrophe, je serais restée peu de temps à Chamouni; mais j'y passai huit jours de plus, ne voulant pas quitter cette malheureuse famille, sans être assurée du rétablissement de M. de Brac. On m'a dit que ce qu'il avait éprouvé était une catalepsie.
Enfin j'arrangeai mon départ. Les onze jours passés à Chamouni m'avaient paru un siècle. Je croyais pouvoir partir, lorsqu'on vint me dire que les chemins étaient impraticables par la quantité d'avalanches tombées: c'était celles que j'avais entendues toutes les nuits et qui étaient fondues; la route en avait été inondée. N'étant plus utile à nos compagnons de voyage, j'étais au désespoir de rester dans ce triste Chamouni qui ne devrait être habité que par les chèvres et les chamois. Les prairies elles-mêmes ont leur tristesse; les soucis sont les seules fleurs qu'on y trouve; voilà les bouquets que vous offrent les jeunes bergères. Pour rien au monde je ne retournerais à Chamouni. Aimable comtesse, cette course est la seule où je ne vous ai point regrettée (39).
(39) Dans le séjour prolongé que j'ai fait à Chamouni, j'ai peint toute la ligne des montagnes entrecoupées de glaciers; j'ai peint aussi toute la vallée.
Extrait du livre :
Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun
Édition : Librairie de H. Fournier - Paris 1835